Le retrait américain n’a pas surpris les Kurdes
Le président américain Donald Trump a déclaré ces jours-ci qu’un « petit nombre de soldats » américains resterait en Syrie, « dans les zones où il y a du pétrole ».
En effet, malgré le retrait américain du nord du pays, les Forces démocratiques syriennes, la coalition arabo-kurde sur laquelle Washington s’est appuyée dans la lutte contre Daesh, coopèrent encore avec les Etats-Unis dans l’est de la province de Deir Ezzor, proche de la frontière irakienne. C’est là où se trouvent les plus grands champs pétroliers du pays. « L’objectif est d’empêcher ces champs pétroliers de tomber entre les mains des terroristes de Daesh ou d’autres groupes déstabilisateurs ».
En réalité et sur le fond, la décision du président Donald Trump de retirer les troupes américaines des territoires contrôlés par les Kurdes dans le nord-est de la Syrie n’a pas surpris les Kurdes.
Les Kurdes étaient profondément préoccupés par les déclarations du président turc Recep Tayyip Erdoğan selon lesquelles il envisageait de réinstaller les trois millions de réfugiés syriens résidant actuellement en Turquie dans les territoires « libérés » par l’armée turque. Ses intentions étaient bien claires et elles signifiaient pour les Kurdes : une politique délibérée de nettoyage ethnique.
Par conséquent, pour assurer la survie des Kurdes en tant que nation avec un pouvoir politique capable de reconstruire le futur État syrien au lendemain de la guerre civile, la seule solution offerte aux Kurdes était de parvenir à un accord avec le régime de Bachar Assad.
La décision de Trump d’abandonner les Kurdes a remodelé le Moyen-Orient sur les plans politique et géographique, avec de profondes implications négatives pour les alliés des États-Unis dans la région.
La situation au nord de la Syrie, 23 octobre 2019 (Islamic World News)
Le retrait des troupes américaines du nord-est de la Syrie n’a donc pas été une véritable surprise pour les Kurdes. Les Kurdes attendaient impatiemment ce départ depuis l’été 2019 et se préparaient en conséquence à toutes les options en cours. Ils ont été quand même surpris par la date choisie par le président Trump.
Selon des sources proches de l’opposition syrienne, les Kurdes syriens se sont préparés en se basant sur leur conviction que l’objectif de la Turquie était de conquérir les territoires qu’eux contrôlent le long de la frontière Sud sous prétexte de combattre et d’éradiquer le terrorisme. La Turquie avait également l’intention de déclarer la ville syrienne d’Alep comme capitale et siège de l’Armée Syrienne Libre, une milice armée, financée et formée par la Turquie.
En outre, les Kurdes étaient profondément préoccupés par les déclarations du président turc Erdoğan selon lesquelles il avait l’intention de réinstaller les trois millions de réfugiés syriens résidant actuellement en Turquie dans les territoires « libérés » par l’armée turque. Un pieu vœu d’Erdoğan qui signifie clairement pour eux, un nettoyage ethnique.
L’ensemble de la population kurde en Syrie est évaluée entre 2,7 et 3,5 millions, principalement installés dans les grandes villes, dont une minorité dans des zones urbaines limitrophes à la Turquie, telles qu’Afrin, Kobani et Manbij. Un afflux de près de trois millions de réfugiés (sunnites arabes) sans aucun lien avec l’ethnie kurde signifierait la disparition de la majorité kurde dans les zones limitrophes de la Turquie. Cette nouvelle zone contrôlée par la Turquie déconnecterait les Kurdes syriens de leurs “frères” kurdes de Turquie et transformerait la ceinture frontalière en une zone tampon de sécurité turque, notamment comme « exclusion aérienne » telle que l’avait annoncé Erdoğan.
Erdoğan présente l’opération contre l’YPG et Daesh, le 24 octobre 2019 (photo Bureau de la présidence)
C’était, en fait, un secret de polichinelle, compte tenu de la complexité des relations américano-turques et des intérêts américains au sein de l’OTAN, dont la Turquie est membre à part entière avec des bases américaines sur son territoire. En ajoutant l’indifférence américaine à l’égard de l’effondrement de l’autonomie kurde en Irak en 2017, ainsi que les multiples déclarations américaines sur un possible retrait « après avoir vaincu l’Etat islamique », les Kurdes auraient pu facilement en conclure que les Américains pouvaient les considérer comme un allié inutile.
Ils devaient être conscients qu’un jour ou l’autre, les États-Unis pouvaient donc les abandonner.
Par conséquent, pour assurer la survie des Kurdes en tant que nation avec un pouvoir politique dans la perspective de reconstruire le pays de l’après-guerre civile, il fallait parvenir à un accord avec le régime de Bachar Assad. L’accord était nécessaire pour préserver le statut spécial des territoires kurdes, qui représentent près de 30% de la Syrie, depuis que la région a été abandonnée par les forces du régime syrien en retraite depuis 2012. De ce fait, les territoires ont été déclarés autonomes et opèrent désormais comme un État fédéral indépendant.
L’opération militaire turque de février 2019, intitulée « rameau d’olivier », et appuyée par des unités de l’Armée Libre Syrienne, visait la ville d’Afrin, une ville peuplée de Kurdes dans le nord-ouest de la Syrie, à la frontière avec la Turquie. Selon des sources kurdes, l’opération aurait obtenu l’accord des États-Unis et de la Russie. L’opération a convaincu les Kurdes et le régime syrien d’hisser des barrières et de contrer la menace turque. En fait, au cours de l’opération, les unités kurdes installées dans l’est d’Alep ont transmis leurs positions aux forces royales du régime syrien pour la première fois depuis le début du conflit.
Les territoires habités par les Kurdes (CIA)
Bien que des contacts aient déjà été noués entre les représentants des Kurdes et du régime syrien et que des réunions aient eu lieu à Qamishli et à Damas, ces réunions n’ont jamais abouti à une solution entre les parties. Tout a basculé au printemps 2019. Les Kurdes prirent contact avec le régime d’Assad et une première réunion s’est tenue à Damas avec une délégation kurde composée de membres de la branche politique des Forces démocratiques syriennes. La réunion s’est achevée par une déclaration commune appelant à la création d’un comité conjoint « pour entamer des négociations et un échange d’idées, et pour élaborer une Feuille de route qui conduira finalement à une Syrie démocratique et décentralisée ».
Pour le régime syrien, les enjeux sont très importants car il existe pour lui une réelle opportunité de récupérer des territoires sans combattre les Kurdes, qui contrôlaient près de 30% du territoire syrien. Sachant que les États-Unis, la Russie et la Turquie suivaient la situation de très près, les deux parties se sont réunies pour débattre de l’avenir des zones autonomes détenues par les Kurdes. Plusieurs options sont envisagées pour pouvoir trouver un terrain d’entente entre les revendications kurdes et le régime syrien qui venait de reprendre le contrôle de ses régions méridionales perdues au début de la guerre civile au profit des rebelles (le bassin de Yarmuk, Kouneitra et les districts de Suweyda).
Un compromis avait déjà été présenté par les Kurdes lors de la troisième conférence du Conseil démocratique syrien de juillet 2018. Les Kurdes ont adopté une formule pour une « Syrie démocratique décentralisée » au lieu d’une solution fédérale, solution qui a priori a été acceptable par Damas. Les Kurdes ont prédit un résultat positif en ce qui concerne les négociations sur l’avenir des zones kurdes limitrophes de la Turquie.
L’opération turque signe une victoire pour le régime de Bachar Assad (photo Tasnim)
Selon Riad Darar, coprésident du Conseil Démocratique syrien, les États-Unis étaient bien au courant des négociations avec Damas, mais ils n’ont pas voulu intervenir dans la décision du Conseil. En revanche, les Russes ont plusieurs fois parrainé ces réunions, notamment au sein de leur base militaire de Hmeimim.
Le fait que les troupes du régime syrien, accompagnées de chars russes, soient entrées dans les zones kurdes moins de trois jours après le début de l’offensive turque signifie que les Russes et les Syriens s’étaient préparés logistiquement à un tel événement. En quelques heures, ils étaient prêts à se déployer et à contrer les incursions turques, ce qui signifie que les Kurdes et les Syriens placés sous les auspices de la Russie étaient finalement parvenus à un accord, bien loin des projecteurs.
Moscou a annoncé avoir conclu un accord avec Ankara prévoyant des patrouilles conjointes des armées russe et syrienne pour « faciliter » le retrait des combattants kurdes de cette zone.
La Turquie, qui avait mené une offensive de plusieurs jours contre les forces kurdes syriennes, exige une « zone de sécurité » de 32 km de profondeur dans le nord syrien, dont la mise en place a fait l’objet d’accords séparés conclus par Ankara avec Washington et avec Moscou.
La chancelière allemande Angela Merkel a proposé une zone de protection internationale dans le nord de la Syrie, tout en reconnaissant que « de nombreuses questions » restaient « encore ouvertes et sans réponses tangibles ».
En conclusion, sans la décision du président Trump et l’offensive turque, le régime syrien aurait consacré beaucoup de temps et d’efforts à recouvrer la totalité de son territoire. Actuellement, ce territoire est désormais livré sur un plateau d’argent à Bachar Assad par deux ennemis qui auraient souhaité qu’Assad disparaisse de la scène politique.
En fait, la décision de Trump d’abandonner les Kurdes a remodelé le Moyen-Orient, sur les plans politique et géographique, avec de profondes implications négatives pour les alliés des États-Unis.
Jacques Neriah
Annexe
Rappel historique sur le refus depuis un siècle d’accorder un Etat indépendant aux Kurdes
1920 – Le Traité de Sèvres envisage la création d’un Etat kurde.
1923 – Le Traité de Lausanne intègre le Kurdistan à la Turquie et met un terme aux espoirs kurdes de créer un Etat indépendant.
1923-1946 – Suite aux Accords Sykes-Picot, mandat français pour la Syrie et le Liban.
1962 – 150 000 Kurdes sont déchus de leur nationalité syrienne.Interdiction des partis kurdes.
1978 – Création en Turquie du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK). Conflit armée avec Ankara.
1980 – Le président syrien Hafez Assad soutient le PKK.
2003 – Création du parti de l’Union Démocratique (PYD), branche syrienne du PKK.
2011 – Début de la guerre civile en Syrie, Bachar Assad naturalise 300 000 Kurdes « apatrides ».
2016 – Proclamation par les Kurdes de la Fédération Démocratique du Nord de la Syrie.
Octobre 2019 – Départ des troupes américaines du nord de la Syrie. Début de l’offensive turque.
Pour citer cet article
Jacques Neriah, « Le retrait américain n’a pas surpris les Kurdes », Le CAPE de Jérusalem, publié le 27 octobre 2019: http://jcpa-lecape.org/le-retrait-americain-na-pas-surpris-les-kurdes/
Illustration de couverture : Départ des troupes américaines de Syrie, 21 octobre 2019 (photo S. Army Reserve, Staff Sgt. Joshua Hammock).
NB : Sauf mention, toutes nos illustrations sont libres de droit.