Le Liban plonge-t-il dans une nouvelle guerre civile ?

Voilà déjà deux semaines que la révolte populaire contre le pouvoir libanais se poursuit, déclenchée le 17 octobre 2019 par l’annonce surprise d’une taxe sur les appels via la messagerie WhatsApp. Certes, cette mesure a été vite annulée mais la colère et la grogne grondent toujours contre la classe dirigeante, jugée incompétente et corrompue.

Depuis la guerre civile de 1975, le pays du Cèdre souffre toujours de manque d’électricité, d’eau ou de services médicaux de base. La population est contrainte de suivre les ambitions hégémoniques et les caprices du chef du Hezbollah qui, depuis 1982, dicte sa politique. 

Dans ce contexte, la démission du Premier ministre, Saad Hariri, réclamée par la rue, était donc sans surprise. Elle est intervenue quelques heures après une violente attaque du Hezbollah et du mouvement Amal contre des manifestants dans le centre-ville de Beyrouth, cœur de la contestation.

Le Ministre français des Affaires étrangères, Jean-Yves Le Drian, a estimé que la démission de Hariri « rend la crise encore plus grave d’une certaine manière ». Il a précisé, lors d’une séance de questions au Parlement : « Le Liban traverse une crise très grave, depuis une quinzaine de jours, avec des mobilisations massives de la population, des incidents, des tensions, une crise de confiance dans un pays qui est déjà fragilisé par son environnement régional, des crises dont il essaie d’être autonome, et fragilisé aussi par une économie en grande fragilité. »

Les observateurs ont été frappés par le fait que les manifestations étaient dirigées, pour la première fois depuis le printemps arabe de 2011, contre le Hezbollah et son Secrétaire général, Hassan Nasrallah, et contre l’allié du Hezbollah, le mouvement chiite Amal dirigé par Nabih Berri. Les manifestants ont attaqué les bureaux et les maisons des députés affiliés à ces deux factions politiques, brûlé des affiches portant les photos de Berri et de Nasrallah et exprimé leur colère face à ce qu’ils perçoivent comme une corruption du Hezbollah et d’Amal. Plus précisément, ils affirment que ces organisations pillent les coffres de l’État libanais et écrasent les budgets alloués à leurs ministères, aux dépens du peuple libanais.

Affiche expliquant les revendications des manifestants au Liban (Arab press)

La réaction du Hezbollah aux événements libanais est compréhensible. Tout changement dans la structure gouvernementale – une démission du gouvernement actuel ou un remaniement important -pourrait mettre en péril son contrôle sur le gouvernement libanais. L’élection du président Michel Aoun, par exemple, n’a été obtenue qu’après des mois de longs et pénibles efforts et par des pressions exercées par le Hezbollah. [Voir l’analyse de Shimon Shapira sur le discours de Nasrallah du 20 octobre 2019.

Le Hezbollah n’est pas intéressé à changer la situation politique au Liban et s’oppose farouchement à la dissolution du gouvernement malgré une crise politique et économique insoluble. Cela créerait un véritable chaos dans le pays. Cependant, les réformes annoncées par le Premier ministre démissionnaire, Saad Hariri, interviennent trop tard et ne peuvent être mises en œuvre à court terme. De nombreux Libanais interrogés sur le sujet avaient répondu que ces réformes étaient destinées à apaiser les manifestants et à gagner du temps.

Le peuple libanais, contrairement à ses politiciens, a perdu confiance dans le système actuel. Il appelle à un changement radical avec un gouvernement formé de technocrates et à traduire en justice tous les fonctionnaires accusés de corruption. Des revendications inacceptables pour l’heure au sein des factions politiques.

Pour illustrer l’impasse dans laquelle se trouve la crise libanaise, comparons donc la réaction des États arabes aux événements survenus au Soudan à ceux du Liban. Le Soudan, qui traversait une grave crise constitutionnelle, économique et politique au lendemain du coup d’État contre le président au pouvoir, Omar el-Béchir, a bénéficié d’une aide urgente de trois milliards de dollars de la part de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis. Dans le cas du Liban, aucun des riches donateurs arabes ne s’est déclaré prêt à aider le Liban sur le plan financier. La raison est bien évidente : aider le Liban signifierait également soutenir le Hezbollah, une organisation inscrite sur la liste des terroristes par l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et la plupart des autres membres de la Ligue arabe. De ce point de vue, l’Arabie saoudite et les États du Golfe peuvent suspendre leur aide afin d’affaiblir le Hezbollah ou du moins freiner son arrogance et l’état de belligérance, Nasrallah s’efforcera probablement de contenir les dégâts et d’empêcher une crise qui mettrait en péril la stabilité du gouvernement actuel. De fait, il offrira au Hezbollah la légitimité nécessaire pour poursuivre la prise de contrôle de l’Etat libanais par l’Iran.

Au départ, les dirigeants politiques libanais ont gardé un certain mutisme. Le président Michel Aoun est apparu une seule fois devant le public pour lancer un appel sans intérêt. Le Premier ministre Saad Hariri s’est adressé  au public pour lui présenter son plan de réformes. Le ministre des Affaires étrangères, Gebran Bassil (gendre de Michel Aoun) et chef de la principale coalition politique, a été silencieux dès le début des événements et s’est présenté comme « l’aîné responsable ».

Nasrallah a fait des déclarations à deux reprises, les 10 et 26 octobre 2019. Soulignons qu’il a prononcé son discours en présence seulement du drapeau libanais et non de celui du Hezbollah. Il a affirmé qu’il s’opposait à la démission du gouvernement et annoncé catégoriquement qu’il ferait tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher de telles violations : « Nous ne permettrons pas que le pays s’achemine vers la dérive, le chaos et la destruction ».

Le chef de la milice chiite libanaise a brossé un tableau bien sombre de la situation. Selon lui, si le gouvernement démissionnait, il en résulterait un vide insupportable. Le pays sombrerait, personne ne toucherait de salaire et le pays n’aurait aucun avenir. Nasrallah s’est même interrogé sur l’origine du financement des manifestations, insinuant que la CIA et Israël étaient à l’origine des troubles. Les Etats-Unis et Israël ont incité les manifestations à vaincre le Hezbollah politiquement, a-t-il affirmé, en ajoutant : ils n’ont pas pu le faire militairement après le retrait d’Israël du Liban en mai 2000.

Nasrallah a pointé le spectre du chaos en cas de rupture du statu quo (Arab press)

Pour preuve, Nasrallah a souligné le fait que des membres de l’ancienne  armée du Liban-Sud vivant en Israël avaient manifesté leur solidarité avec les manifestants libanais à la frontière israélo-libanaise près de la ville israélienne de Métoulah. Agitant un doigt menaçant, le chef chiite a déclaré qu’il s’opposerait par la force à tout changement du statu quo politique : « Si une nouvelle guerre civile est à nos portes, eh bien, sachez que le  Hezbollah sera le plus fort dans les rues de Beyrouth et ailleurs ! ».

Il faut dire que les manifestants anti-gouvernement n’ont pas été effrayés par les menaces de Nasrallah et n’étaient pas convaincus par sa diatribe. Ils ont poursuivi leur manifestation de plus belle en scandant des slogans contre le Hezbollah et en affirmant qu’ils n’étaient financés par aucun agent étranger. Un message clair au Hezbollah et à son chef, soutenus par les Ayatollahs d’Iran.

La réponse du Hezbollah fut rapide. Le 21 octobre, un convoi de 200 motos conduites par des hommes armés et portant les drapeaux d’Amal et du Hezbollah a débarqu » pour affronter les manifestants sur la Place des Martyrs à Beyrouth. Une tactique connue et appliquée par les Gardiens de la Révolution pour maîtriser les manifestations tenues à Téhéran durant  l’été 2009.

Les forces armées libanaises se sont déployées immédiatement et ont réussi à bloquer le convoi et à le renvoyer vers la banlieue sud de Beyrouth.

Le Hezbollah et son allié Amal se sont ensuite tournés contre les foules qui protestaient au sud de Beyrouth, à Tyr, à Sidon et à Nabatieh, mais là aussi ils ont de nouveau été arrêtés par l’armée. C’est alors que des membres du  Hezbollah, vêtus cette fois-ci de chemises noires, agitèrent des portraits de Khomeini, Khamenei, Nasrallah et Berri, scandent dans les rues de Beyrouth des slogans louant les dirigeants chiites et la révolution islamique en prêtant allégeance à l’Iran. Ils voulurent à nouveau affronter les manifestants réfugiés derrière les forces militaires. L’armée a une fois de plus dispersé les manifestants.

Le Hezbollah avait planifié un grand rassemblement de milliers de ses partisans pour remplir les places de protestation et ainsi renforcer le gouvernement et montrer aux factions politiques libanaises qu’il était prêt à se battre pour la survie de l’actuel État-nation libanais. Cependant, Nasrallah surprend une fois encore et ordonne à ses partisans de se retirer de ces points de rassemblement. Soulignons que les partisans du Hezbollah avaient quitté les principales artères de Beyrouth, mais défilent toujours dans les quartiers chiites de la capitale, et dans les principales villes peuplées de chiites.

Jusqu’au discours de Nasrallah du 26 octobre 2019, aucune personnalité politique libanaise n’a osé menacer d’une guerre civile, même si ce risque n’est pas complètement exclu au sein de l’échiquier politique. Toutefois, le prolongement de l’impasse politique, la possibilité que le Liban se rapproche plus que jamais de la reprise d’une guerre civile est désormais considérée comme une option presque incontournable.

Des bandes motorisées du Hezbollah et de l’Amal ont voulu intimider les manifestants (photo Arab press)

Il convient de souligner que de premiers signes avant-coureurs  apparaissent déjà avec l’arrivée de milices armées dans différentes régions du pays. Cela en soi pourrait être un catalyseur de réformes, comme l’a exprimé le président Michel Aoun en déclarant que « la réforme doit passer par les moyens constitutionnels, et non par la rue ». Cependant, un mini remaniement ministériel ne changera pas la situation et ne résoudra pas les problèmes économiques. Cela pourrait plutôt braquer les manifestants et les pousser à agir de manière plus agressive.

La démission de l’actuel chef de gouvernement, Hariri, équivaudrait à une déclaration de guerre au Hezbollah et à ses alliés et aurait des conséquences désastreuses pour la stabilité du Liban. Cela annulerait l’accord de Taëf de 1989.

En effet, un changement radical du paysage politique provoqué par la démission du gouvernement inciterait probablement le Hezbollah à recourir à « la force des armes » pour conserver son emprise sur le Liban. Le Liban pourrait se retrouver dans un conflit militaire renouvelé sans issue prévisible, tandis que les deux millions de réfugiés syriens au Liban, installés dans le pays depuis le début de la guerre civile en Syrie, pourraient être les premiers à en souffrir. Ils sont déjà une cible pour toutes les factions politiques libanaises qui exigent leur rapatriement en Syrie.

Rappelons dans ce contexte certains faits démographiques et historiques. Le Liban a été le théâtre de plusieurs vagues d’émigration : entre 1850 et la Première Guerre mondiale de 1914-1918, un tiers de la population libanaise avait quitté le pays. Au cours de la guerre civile des années 1970, plus d’un million de libanais étaient partis vers la France ou ailleurs.

Pour l’heure, certains observateurs estiment que l’expérience politique algérienne pourrait constituer une solution provisoire et que le président Michel Aoun a encore une carte en main. Exactement comme dans le cas algérien, l’armée peut servir de tampon entre les parties en déclarant l’état d’urgence et en remettant le pouvoir aux forces armées pour diriger le pays jusqu’à ce que l’ordre politique soit rétabli. Cependant, cela ne pourrait se produire que si les hostilités éclatent entre les parties.  Une situation délicate et explosive qui opposerait les différentes communautés religieuses et ethniques.

Jacques Neriah

 


Pour citer cet article

Jacques Neriah, « Le Liban plonge-t-il dans une nouvelle guerre civile ? », Le CAPE de Jérusalem, publié le 30 octobre 2019: http://jcpa-lecape.org/le-liban-plonge-t-il-dans-une-nouvelle-guerre-civile/

NB : Sauf mention, toutes nos illustrations sont libres de droit.

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