La Turquie cherche-t-elle la déstabilisation du Liban?
Au début du Printemps arabe, le président turc Recep Tayyip Erdoğan, surpris par l’ampleur des soulèvements en Syrie et en Egypte, avait estimé que le moment était opportun de changer les régimes opposés à sa politique au Moyen-Orient.
C’était pour lui une bonne occasion de les remplacer par des régimes islamiques proches de la position idéologique de la Turquie. Il pensait surtout que l’opposition islamique renforcerait ses liens avec la confrérie des Frères musulmans.
Erdoğan souhaitait renverser le régime alaouite au pouvoir à Damas. Dès les premiers jours de la guerre civile, il avait instruit les services du Renseignement militaire turc d’aider les factions rebelles opposées au régime d’Assad. Ainsi, de nombreux convois transportant des munitions, des roquettes, et des obus de mortier, ont été acheminés aux rebelles islamistes.
La Turquie a aussi profité de la situation explosive qui règne au Liban entre le Hezbollah et ses opposants sunnites pour essayer de provoquer une nouvelle guerre civile dans le pays du Cèdre. Les autorités grecques ont récemment intercepté un navire turc chargé d’une cargaison d’armes et de munitions, destinée à des combattants libanais installés dans le nord du Liban.
Depuis la chute du président égyptien Mohammad Morsi et la montée au pouvoir du Maréchal Sissi, les relations entre Ankara et Le Caire sont au point mort, empoisonnées par les critiques acerbes et réciproques entre les deux capitales. Le Caire a même accusé le président turc d’ingérence dans les affaires intérieures de l’Egypte.
En juillet 2015, les autorités égyptiennes ont accusé la Turquie de mener des activités subversives dans la péninsule du Sinaï. Elles avaient arrêté auparavant plusieurs agents turcs.
Rappelons que la situation intérieure en Egypte est toujours fragile et que des actions terroristes y surviennent encore. Toutefois les militaires ont réussi à maintenir l’unité du pays et ont évité une guerre civile.
Contrairement à l’Egypte, les événements qui se sont déroulés en Syrie ont contribué à l’effondrement de l’État-nation tel qu’il existait depuis son indépendance en 1946, après des décennies de domination française. Au début de la guerre civile en Syrie, les Frères musulmans ont été intégrés par des groupes militaires sous la bannière de l’Armée syrienne libre (ASL). Soulignons que la création de l’armée rebelle a été annoncée à Istanbul sous les auspices des services secrets turcs (MIT). Plus tard, d’autres factions musulmanes radicales ont été créées, dans la mouvance d’Al-Qaïda, et d’autres par l’État islamique en Syrie et au Levant, qui deviendra en 2014 l’organisation de l’Etat islamique (Daesh).
On a versé beaucoup d’encre sur l’implication turque dans le conflit syrien, son combat inlassable contre les Kurdes et son double jeu face à Daesh. Cependant, il semble que la Turquie a décidé d’adopter une approche différente, surtout depuis l’intervention militaire de la Russie.
Jusqu’à présent, la Turquie avait choisi d’abriter des groupes rebelles et permettait la libre circulation de djihadistes à l’intérieur de son territoire. Elle fut même accusée d’aider les islamistes dans leurs combats contre les Kurdes à Kobané et à Tel-el-Abyad, et même de bombarder les villages kurdes. Il a fallu de longs et pénibles efforts des États-Unis pour convaincre les Turcs de permettre aux forces de la coalition d’utiliser la base aérienne d’Incirlik pour lancer des raids contre Daesh en Syrie et en Irak. Quand la Turquie a finalement annoncé qu’elle se joignait à la coalition contre Daesh, il est vite apparu que la plupart des raids étaient menés contre des cibles kurdes…
Le soutien turc aux rebelles du régime d’Assad a été principalement dirigé au Sud et à l’Ouest, dans un effort pour pousser les forces loyalistes vers la ligne côtière et forcer Assad à combattre sa dernière bataille depuis ses bastions traditionnels. Cependant, les Russes ont changé l’équation au détriment des rebelles et ont créé une nouvelle situation qui exigeait différentes réponses et solutions.
Deux nouveaux fronts pour provoquer une guerre civile au Liban
Il semble maintenant que pour déstabiliser le régime d’Assad, la Turquie ait choisi de profiter de la situation explosive au Liban pour provoquer une nouvelle guerre civile. Selon ce scénario possible, la Turquie d’Erdoğan continuera l’envoi de matériel militaire aux radicaux islamistes sunnites installés dans le nord du Liban, afin de créer deux nouveaux fronts : l’un attaquera la région alaouite le long du littoral ; l’autre encouragera une guerre civile entre sunnites et chiites, ce qui forcera le Hezbollah à retirer ses troupes de Syrie pour pouvoir mieux combattre sur le sol libanais. Le régime syrien serait alors privé de ses meilleures troupes combattantes, ce qui permettra aux rebelles soutenus par la Turquie de lancer plusieurs offensives et de récupérer des territoires perdus.
Ce scénario est également analysé par Fabrice Balanche, maître de conférences à l’université Lyon 2. Dans un article publié par le Washington Institut le 5 février 2016, ce spécialiste de la géographie politique de la Syrie explique que « La Turquie et l’Arabie saoudite ne peuvent pas rester indifférentes face au progrès importants faits par la Russie et l’Iran en Syrie. Ils devraient, par exemple, mettre en place un nouveau groupe rebelle, ou envoyer des missiles antiaériens à certaines unités de combat. Une autre option est d’ouvrir un nouveau front dans le nord du Liban, où des milliers de réfugiés syriens désespérés pourraient être engagés dans les combats. Une telle démarche menacerait directement les Alaouites de Tartous et de Homs, ainsi que la principale route stratégique qui relie Damas. Ainsi, les forces d’Assad seraient coupées des lignes de communication et d’approvisionnement du Hezbollah ».
Soulignons que le 28 février 2016, les autorités grecques ont arraisonné près de la Crète le Kuki Boy, un cargo battant pavillon du Togo. Le navire devait atteindre le port de Tripoli, et les armes et les munitions qui étaient à son bord étaient destinées à des combattants installés au nord du Liban. La cargaison a été transmise dans le port turc de Mersin le 4 février.
L’arraisonnement de ce navire intervient alors que l’Arabie saoudite et les Etats du Golfe ont pris des sanctions contre le Liban, en particulier contre le Hezbollah qualifié de mouvement terroriste. Riyad a même annulé le financement d’un contrat d’armes françaises estimé à plus de 4 milliards de dollars. L’Arabie saoudite avait aussi mobilisé des réfugiés syriens au Liban pour pouvoir établir une milice sunnite anti-Hezbollah.
Le chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, a rapidement réagi en critiquant sévèrement « la Turquie et ses alliés – Israël et l’Arabie saoudite », les accusant d’essayer de déstabiliser le Liban. Dans un discours belliqueux, il a promis « de ne pas tomber dans le piège tendu par ses ennemis ».
Les médias pro-Hezbollah au Liban ont également accusé la Turquie et l’Arabie saoudite de déstabiliser le Liban dans le but de renverser le régime alaouite en Syrie. Le journal Al-Akhbar a même révélé que plus de 84 000 citoyens d’origine turkmène vivaient actuellement au Liban. Selon ce journal pro-Hezbollah, leur présence pourrait un jour faciliter les intentions d’Ankara de déstabiliser le pays du Cèdre.
Nous constatons une fois de plus que les derniers événements dans la région renforcent les deux grandes alliances opposées : la Syrie et ses alliés (Russie, Iran et Hezbollah) face à la Turquie, l’Arabie saoudite et le Qatar. Ces deux alliances se battent sur le même champ de bataille avec l’aide de mouvements satellites et de groupes intermédiaires.
Cette confrontation entre ces alliances rivales risque sérieusement de paralyser et de diviser le fragile et pauvre Liban.
Jacques Neriah
Pour citer cet article :
Jacques Neriah, « La Turquie cherche-t-elle la déstabilisation du Liban ? », Le CAPE de Jérusalem : http://jcpa-lecape.org/la-turquie-cherche-t-elle-la-destabilisation-du-liban/