La judéophobie des modernes, métamorphoses de la haine

Depuis de longues années Pierre-André Taguieff construit une œuvre imposante sur la judéophobie, au carrefour de l’histoire des idées, de la sociologie et de l’intervention politique. Directeur de recherches au CNRS, enseignant à Sciences-Po, il a contribué, en une trentaine de livres, à renouveler l’analyse du racisme dans la société contemporaine. Il a notamment souligné les insuffisances de l’antiracisme, montrant qu’on se trompe d’adversaire et de combat, si l’on croit vivre dans les années 1930 et n’avoir affaire qu’à des répétitions du nazisme, indique Roger-Pol Droit, dans le Monde du 29 août 2008.

Travaillant sur des sujets conflictuels, porteurs de querelles passionnées, ne répugnant pas à la polémique, Taguieff suscite critiques et controverses. La somme tout à fait remarquable qu’il publie aujourd’hui, La judéophobie des modernes, ne fera pas exception. Car le politologue s’y emploie à démontrer comment fonctionne le changement majeur intervenu au cours des dernières décennies : la haine envers les juifs passe désormais par la détestation de l’Occident. Autrefois, les racistes européens haïssaient dans le juif celui qu’ils jugeaient extérieur (non chrétien, oriental, sémite…). Aujourd’hui, c’est au contraire en détestant l’Occident qu’on va haïr le peuple juif, car il symbolise désormais ce qu’on veut détruire (judéo-christianisme, capitalisme, libéralisme, impérialisme). “Le peuple juif a été désorientalisé ou désémitisé, pour être radicalement occidentalisé”, souligne Taguieff.

Principale conséquence : l’antisionisme – qui accuse l’Etat d’Israël de violence systématique, de racisme, d’apartheid et qui, sous sa forme radicale, veut sa disparition pure et simple en l’accusant de tous les maux du monde – constitue pour Taguieff le dernier avatar de l’antique et multiforme haine des juifs. “Le slogan “Mort à Israël !” a remplacé le slogan “Mort aux juifs !””, écrit-il.

Ceux qui refusent d’admettre cette substitution insidieuse que décèle Taguieff répliquent par exemple : combattre la politique israélienne ne saurait être confondu avec une hostilité envers “les juifs” dans leur ensemble. On peut être “antisioniste” sans être “antisémite”. On ne saurait assimiler “critiques envers Israël” et “hostilité antijuive”… Pourtant, dans ces torrents d’accusations, en principe purement politiques, qui fleurissent envers l’Etat juif, dans ces imprécations qui le décrètent insensible, inhumain, haineux, injuste, raciste, brutal, perfide, comploteur, dangereux… on retrouve bien des préjugés séculaires et des haines anciennes, dont les juifs, au cours de l’histoire, ont fait l’objet, note Roger-Pol Droit.

Pour s’en convaincre, il faut s’immerger dans cette enquête passionnante. Sur près de 700 grandes pages imprimées serrées – dont 200 de notes -, Taguieff brasse une documentation colossale et la met en perspective pour éclairer les lignes de force de ces récentes métamorphoses de la haine.

Car, selon lui, on doit éviter de parler de “l’antisémitisme” comme d’un bloc figé, identique de siècle en siècle. Certes, les juifs furent toujours au centre de mythes, fantasmes et rumeurs. On peut en suivre les thématiques principales, en discerner les points communs. Toutefois, cette haine continuée prend, selon les époques, des formes historiques distinctes. Et la nouvelle judéophobie fusionne la haine des juifs et celle de l’Occident, poursuit Roger-Pol Droit.

CONTINUITÉ DES DISCOURS

Taguieff a déjà formulé cette thèse dans des travaux antérieurs. Mais ce livre l’illustre avec plus de force, de références, et de profondeur qu’aucun autre. Il révèle en effet les variations et les continuités des discours depuis Voltaire jusqu’à diverses figures actuelles comme Garaudy ou Dieudonné. Ainsi, après des siècles d’antijudaïsme chrétien, où les juifs sont jugés “déicides” et organisateurs de crimes rituels, le “moment voltairien” marque la naissance d’une nouvelle forme de condamnation des juifs, au nom cette fois de l’antichristianisme : ce seraient eux, les inventeurs du “dieu barbare” de la Bible !

Bientôt suivent les invectives sociales. De Fourier à Marx et au-delà, “le” juif (essentialisé et diabolisé, selon le dispositif propre à tout racisme) est haï pour son lien supposé à l’argent, à l’usure, aux banques (prétendument apatrides et toutes-puissantes). “En France, rappelle Taguieff, l’extrême-gauche révolutionnaire a explicitement été antijuive tout au long du XIXe siècle”, sans être pour autant raciste comme le seront les nazis.

Car l’antisémitisme nazi est issu, lui, du “moment racialiste” où, de 1840 à 1890, la haine des juifs se métamorphose en empruntant aux sciences nouvelles (anthropologie, mythologie, philologie). Cette fois, les juifs sont considérés comme des spécimens d’une race supposée inférieure – “asiatique” ou “négroïde”. Cette race imaginée malsaine, impure et dangereuse, menace de corrompre à jamais la santé de la “race aryenne”. C’est à cette seule forme racialiste de la judéophobie qu’il convient de réserver, selon Pierre-André Taguieff, la dénomination “antisémitisme”. On peut donc, sans être “antisémite” en ce sens, c’est-à-dire sans partager l’idéologie de la race, être judéophobe, ce qui n’est pas moins grave.

Le dernier moment des métamorphoses contemporaines s’élabore autour des Protocoles des sages de Sion, ce célèbre faux confectionné par la police tsariste. On attribue cette fois aux juifs la mise en œuvre d’une conspiration mondiale, d’un complot permanent pour la domination universelle. Les juifs sont censés être partout, tout contrôler et manipuler, de la finance aux médias, de la politique à l’industrie.

Au terme du parcours, on voit combien les discours antisionistes radicaux, depuis certaines franges de l’extrême-gauche jusqu’aux islamistes jihadistes, reprennent et réactivent, tantôt à leur insu, tantôt volontairement, une série de thèmes antijuifs forgés de longue date. La diabolisation (Satan, le goût du sang), la conspiration et le complot, le cosmopolitisme financier hantent en effet leurs représentations. A quoi s’ajoute, comme on sait, l’ignominie récente décrétant “nazis” et “racistes” les Israéliens, voire tous les juifs. A ce prix, on aura bonne conscience, avec la haine en prime.

« La Judéophobie des modernes. Des Lumières au Jihad mondial », de Pierre-André Taguieff
Ed. Odile Jacob, 686 p., 35 €.