Les Kurdes, l’Iran et Israël
Il y a à peine trois ans, les Kurdes semblaient sur le point de devenir les grands gagnants des turbulences qui balaient le Moyen-Orient depuis le déclenchement du Printemps arabe.
Profitant d’un gouvernement faible et assiégé à Bagdad, le gouvernement régional du Kurdistan irakien avait signé des contrats pour la production et la livraison de pétrole, et il avait construit un gazoduc vers la Turquie.
Les Kurdes en Syrie souhaitaient également renverser le régime du président Bachar al-Assad afin d’obtenir leur autonomie. L’indépendance kurde semblait donc plus imminente que jamais.
Mais voilà que les espoirs s’estompent et tout s’effondre : le gouvernement régional du Kurdistan plonge subitement dans une crise de succession présidentielle, provoquant des manifestations violentes et sanglantes contre le Parti démocratique du Kurdistan (PDK). La croissance économique de la dernière décennie a soudainement stagné et le gouvernement, principal employeur de la région, a été incapable de payer les salaires des fonctionnaires durant plusieurs mois. La situation s’est encore aggravée avec la guerre contre l’État islamique installé dans la région, et surtout du fait des promesses non tenues des Occidentaux de fournir un soutien militaire.
Tous ces développements ont profité à l’Iran et lui ont permis de revenir en force dans la région kurde d’autant plus que les Etats-Unis l’ont laissé faire.
L’Iran a osé faire des incursions profondes dans la région kurde, une zone considérée par les Etats-Unis et Israël comme celle d’un nouvel allié, pro-occidental et pleinement démocratique.
Téhéran ambitionne non seulement d’exporter sa révolution islamique, mais surtout de défier l’Occident. Dans ce contexte, l’Iran a trouvé de nombreuses occasions pour étendre son influence politique, économique et militaire au Kurdistan irakien.
Pour mieux comprendre les relations complexes qui existent entre l’Iran et les Kurdes rappelons que les Perses et les Kurdes partagent une longue histoire commune et se rapprochent beaucoup par leurs mœurs et coutumes. « Contrairement aux Arabes et aux Turcs, les Kurdes savent parfaitement que les Iraniens ne les haïssent pas », remarque un journaliste kurde.
Lorsqu’en 1988 le président irakien Saddam Hussein a attaqué la ville kurde de Halabja avec des armes chimiques, ce sont bien les Iraniens qui ont évacué les victimes et soigné des milliers de blessés, et non les pays occidentaux qui se sont contentés d’accuser Saddam Hussein du terrible massacre. Beaucoup de Kurdes sont toujours reconnaissants au gouvernement iranien de leur avoir apporté secours.
Cependant, les relations se sont dégradées durant la guerre civile kurde, entre les forces peshmergas et ceux du parti rival KDP. Les Etats-Unis étaient intervenus et, en 1997, Saddam Hussein avait promis de tenir son armée en dehors des zones kurdes à condition que l’Iran soit mis à l’écart.
En mars 2003, tout bascule avec l’invasion de l’armée américaine. Les Kurdes nourrissaient l’espoir de créer une union fédérale kurde pro-occidentale tandis que les Iraniens craignaient que le président George W. Bush ne se lance un jour dans une nouvelle guerre, qui aurait finalement pour but d’attaquer leur pays.
L’avènement de l’administration Obama et le retrait américain d’Irak en août 2010 ont complètement changé la donne. Depuis, Téhéran a consolidé son influence dans le pays avec l’élection d’un gouvernement chiite dirigé par Nouri al-Maliki. De ce fait, les relations entre l’Iran et les Kurdes se sont améliorées considérablement dans tous les domaines. Les échanges commerciaux en 2014 étaient estimés à plus de 4 milliards de dollars alors qu’ils n’étaient que de 100 millions de dollars en 2000.
En mai 2015, au cours d’une visite officielle à Washington, le président Barzani a reconnu que l’Iran avait fourni des munitions pour lutter contre Daesh, mais il a nié toute implication plus grande dans son pays. « Les forces iraniennes ne sont pas installées dans notre région et nous n’avons jamais demandé une intervention. Par contre, nous avons des relations de voisinage sans problèmes, et chacun mène sa propre politique », affirma-t-il.
Pourtant, en août 2014, le même Barazani avait laissé entendre que « l’Iran était bien le premier Etat à aider les Kurdes et qu’il avait fourni des armes et du matériel militaire. » Cette déclaration était faite lors d’une conférence de presse conjointe avec le ministre iranien des Affaires étrangères Mohammed Javad Zarif.
L’intervention iranienne au Kurdistan permet à Téhéran d’écarter ses principaux adversaires, Israël et les Etats-Unis, et ce, bien qu’une majorité kurde préférerait s’orienter vers l’Occident.
Soulignons que l’économie kurde repose fortement sur le pétrole, sans presque aucune activité du secteur privé, à l’exception de grands chantiers de construction. Très peu de produits sont fabriqués dans le pays et c’est donc bien l’Iran voisin qui joue un rôle clé pour donner accès aux biens et aux investissements. Par ailleurs, la Turquie demeure un voisin incontournable et le gouvernement kurde qui poursuit ses contacts avec les Etats-Unis continuera à maintenir une relation étroite avec elle. En outre, il semble qu’au sein de la classe dirigeante kurde on pense que les liens avec Israël devraient se consolider.
Soulignons que le premier dirigeant kurde, le légendaire Mulla Mustafa Barzani, a favorisé des liens étroits avec Israël déjà dans les années 1960 et 1970. Son fils, Barzani Massoud, a continué à maintenir des liens secrets avec Jérusalem.
Aujourd’hui, de nombreux responsables israéliens espèrent qu’avec l’indépendance du Kurdistan irakien, ces liens se renforceront. Israël est depuis toujours favorable à l’autodétermination des Kurdes, rappelant les liens étroits existant entre les Juifs kurdes vivant en Israël et le peuple kurde.
En juin 2014, le président israélien Shimon Pérès a déclaré lors d’une rencontre avec Barack Obama que « les Kurdes ont créé de facto leur propre Etat démocratique. »
Le Premier ministre Benjamin Netanyahu a également marqué le soutien israélien aux Kurdes. Lors d’une conférence de presse à Tel-Aviv, il a précisé que « les Kurdes représentent un peuple combattant qui a prouvé son engagement, et qu’il méritait l’indépendance politique. »
« Les Kurdes sont profondément solidaires d’Israël et un Kurdistan indépendant sera bénéfique à l’Etat juif », a estimé le journaliste kurde Ayoub Nouri. Il précise qu’à « l’heure actuelle, Israël est un pays confronté à de nombreux conflits, mais avec la présence d’un Etat kurde indépendant, Israël bénéficiera de la présence d’un ami et d’un allié sincère dans la région, et le Kurdistan pourra servir de zone tampon face à la Turquie, l’Iran et l’Irak. »
Les nationalistes kurdes s’inspirent d’Israël comme modèle d’une petite nation assiégée au Moyen-Orient qui a réussi à devenir, contre vents et marées, un Etat démocratique puissant.
Rappelons qu’Israël et les Kurdes ont entretenu des liens étroits depuis les années 1950. Des agents du Mossad avaient été envoyés au nord de l’Irak pour aider Mulla Mustafa Barzani dans sa rébellion contre l’armée irakienne. L’assistance était principalement dans le domaine sécuritaire et militaire, mais elle s’est élargie au fil des ans à l’aide médicale et aux relations commerciales. Selon certains observateurs, Israël importe les trois quarts de son pétrole du Kurdistan irakien. Le désir d’alliance est également présent chez les Kurdes.
La perspective d’une alliance entre les Kurdes et Israël ou les Etats-Unis demeure une préoccupation majeure pour l’Iran, qui y voit une menace réelle en raison de la présence de millions de Kurdes le long de sa frontière. Il est clair qu’un Kurdistan tourné vers l’Occident pourrait présenter un grand obstacle pour les ambitions hégémoniques iraniennes dans la région.
Dans ce contexte, l’Amérique et l’Europe devraient agir pour favoriser les aspirations des Kurdes à un Etat indépendant. Un manque d’intérêt de leur part jouerait en faveur des Ayatollahs iraniens avec toutes les conséquences géopolitiques qui en découlent.
Lazar Berman
Glossaire
KR – Région du Kurdistan autonome kurde dans le nord de l’Irak avec sa capitale Ertil.
ARK – Le gouvernement régional du Kurdistan.
PKK – Parti des travailleurs du Kurdistan, groupe terroriste kurde de gauche opérant dans le KR et la Turquie.
KDP – Parti démocratique du Kurdistan, dominé par le clan Barzani.
PUK – Union patriotique du Kurdistan, un parti d’opposition de gauche dominé par le clan Talabani.
PJAK – Parti pour un libre Kurdistan, groupe armé kurde iranien affilié au PKK.
Pour citer cet article :
Lazar Berman, « Les Kurdes, l’Iran et Israël », Le CAPE de Jérusalem : http://jcpa-lecape.org/kurdes-iran-israel/