L’autre visage d’Israël

Le titre un peu austère de ce sympathique ouvrage est trompeur. La quatrième de couverture, aussi. Tout laisse à penser qu’une étude sociologique de l’Israël des laissés pour comptes nous est proposée car « En Israël, entre la fin des années 1950 et la fin des années 1960, il ne fait pas bon être un Juif d’Afrique du Nord qui essaie de s’intégrer, de trouver un travail, de faire vivre femme et enfants dans un pays dirigé par les Ashkénazes et les socialistes ». Non pas que ces problèmes sociétaux soient absents de l’ouvrage. Ils sont évoqués, çà et là. Mais l’essentiel est ailleurs. Il faut d’abord tourner quelques pages pour voir apparaître le sous-titre, absent de la couverture, de ce véritable roman autobiographique : « Souvenirs d’enfance et de jeunesse ». Et même si l’auteur, c’est la loi du genre, prévient, dans son introduction : « Toute ressemblance avec des personnages existants ou ayant existé est fortuite », le caractère autobiographique de ce récit est incontestable.

 

Le héros du « roman », Teddy Mettoudi, n’est autre que Son Excellence Freddy Eytan, ancien ambassadeur d’Israël qui fut officier de presse à l’état-major de Tsahal et qui est aujourd’hui directeur des Affaires européennes au Centre des Affaires publiques et de l’État qui siège à Jérusalem.
Comme son patronyme actuel ne l’indique pas, Freddy Eytan, Teddy, est d’origine tunisienne. Parce qu’il s’est sacrifié et littéralement tué à la tâche pour faire vivre sa famille, Teddy veut rendre un hommage à son père, Jules, dont la famille vivait jusqu’au début des années soixante, en Tunisie. Implantée dans ce pays, comme l’ensemble de la communauté, depuis des siècles, voire des millénaires. Bien avant la conquête arabe, en tout cas.
Tunis. Aéroport d’El Aouina. Un avion d’El Al détourné par des terroristes palestiniens est immobilisé sur le tarmac. Le Mossad s’organise. Les commandos de la Sayeret Matkal se préparent. Parce qu’il est d’origine tunisienne, Teddy est choisi pour accomplir une mission spéciale de repérage et d’action. Toutes les éventualités sont envisagées, y compris l’assaut. En compagnie de la belle Caroline Mitelman, une juive française naguère rencontrée à l’université, tous deux nantis de vrais-faux passeports canadiens, ils se rendent au pays du « Combattant Suprême ». Les voilà au terminal de Carthage-Tunis pour la grande aventure. Mais, le destin, toujours malin, va leur couper l’herbe sous le pied. Pendant qu’ils survolaient la Méditerranée à bord du vol Paris-Tunis, le président Bourguiba, après d’intenses tractations, a réussi, en promettant aux ravisseurs une forte rançon et la garantie de leur passage en Libye, à parvenir à une conclusion pacifique du détournement. Plus rien à faire, donc, pour nos deux espions israélo-franco-canadiens. Qu’à cela ne tienne ! On visitera Tunis la blanche à la recherche des souvenirs évanescents d’une communauté juive forte de plus de cent mille âmes en 1948 et aujourd’hui ramenée à sa plus simple expression.
Et Teddy se souvient. Son père, Jules, un original, féru de dessin, était un descendant des granas, les Juifs de Livourne, installés dans la Régence, il y a plusieurs siècles. Jules, qui, aux heures sombres de la Shoah et de l’occupation du pays par les nazis, faillit être déporté à Auschwitz. Jules, militant sioniste de la première heure, qui, lorsqu’une vague d’antisémitisme commence à déferler sur la Tunisie, considère qu’il est de son devoir, pour préserver sa femme et ses enfants, de franchir le pas et de rejoindre l’État hébreu. « Les incidents contre les Juifs de Tunis se multipliaient et, chaque jour, on enregistrait des cas de victimes agressées. Des bandes organisées semaient la terreur. Elles attaquaient chaque nuit les quartiers résidentiels en dépouillant leurs victimes de leur argent. Ces « agresseurs des couloirs » restaient impunis et la police demeurait impuissante. On n’osait plus sortir la nuit. Un climat de couvre-feu involontaire planait sur la ville. Les cinémas, les cafés, les théâtres et les casinos restaient chaque nuit quasi déserts ».
À bord du paquebot Yerushalaïm, la famille, pleine d’espérance dans une nouvelle vie, se retrouve à Haïfa.
Il faudra, hélas, rapidement déchanter. Le « pays où coulent le lait et le miel » n’est pas l’eldorado espéré. À la frontière jordanienne, le mochav Keren Or, près d’Afoula, n’est pas très accueillant. Jules, qui n’arrive pas à se faire aux travaux agricoles, est rapidement en faillite. De chômage en petits boulots dégradants, Jules subit de plein fouet la dégradation économique du pays. Même s’il connaît, un moment, son heure de gloire, en étant guide sur le site archéologique de Meggido. Et Teddy, dans l’ombre de ce père qu’il plaint mais qu’il admire, cherche, à son niveau, à apporter sa pierre. Misère, petites intrigues amoureuses, relations familiales, l’auteur nous dépeint la vie d’une famille qui ne parvient pas à trouver sa place dans la société israélienne où le sentiment collectiviste des premiers pionniers se délite et où s’installe, peu à peu, un capitalisme sauvage à l’occidentale.
Jules déprime et souffre des reins. Pourtant, c’est le terrorisme qui l’emportera. Victime d’une attaque palestinienne lors d’une fête au mochav, Jules succombe à ses blessures.
« Au moment du départ définitif de son père, Teddy tentait de rattraper le temps perdu. Il souhaitait ardemment reconquérir la vie et tracer un nouveau chemin, un parcours plus réaliste et pragmatique… »
La brillante carrière de Freddy Eytan montre que l’enfant a finalement réussi à réaliser les rêves du père. Très sympathique à lire.
Jean-Pierre Allali
(*) Éditions du Rocher. Mai 2006. 278 pages. 20€