Yeshayahou Leibowitz – Le philosophe contestataire
« Le philosophe est l’amateur de la sagesse et de la vérité. » Voltaire
Yeshayahou Leibowitz est né en 1903 à Riga, en Lettonie. Cette année-là, Pierre 1er est roi de Serbie. De nombreux pogroms déferlent dans la Russie. Henry James publie les Ambassadeurs et Apollinaire écrit la Chanson du mal aimé. A Riga, dans le plus grand centre culturel des pays baltes, vit depuis le 16ième siècle une communauté juive. En 1916, tandis qu’à Verdun, les batailles font rage, la guerre civile éclate en Russie entre réformistes et révolutionnaires. C’est la fin d’une longue période Tsariste. Une page d’histoire est tournée. Le crépuscule de la Révolution bolchevique est à l’horizon. Suite à la Première guerre mondiale, les grands empires s’écroulent comme des châteaux de cartes.
Les nouveaux bouleversements géopolitiques intervenus après la Conférence de la Paix à Paris, incitent plus de cent mille réfugiés à fuir les pays baltes, et parmi eux, de nombreux juifs dont la famille Leibowitz.
Elle préfère s’installer à Berlin. Bizarrement, elle se trouve beaucoup plus rassurée dans l’environnement allemand. Dans la nouvelle République de Weimar, la vie intellectuelle et culturelle est prospère. Personne ne doute de ce qui va se tramer dans les prochaines années, pas même les Juifs.
Le jeune Yeshayahou étudie la chimie et la biologie à l’université. Brillant étudiant, il va en Suisse approfondir ses études supérieures en médecine.
Quelques mois après la montée d’Hitler au pouvoir et la proclamation des lois racistes, la famille Leibowitz décide d’immigrer en Palestine. En 1935, plus de 65 000 juifs arriveront dans le cadre de la Cinquième immigration sioniste. La majorité, venue d’Allemagne et de l’Europe de l’Est, est composée
D’hommes exerçant des professions libérales et d’hommes d’affaires. Ils donnent un second souffle à l’économie et à la construction du pays.
Yeshayahou Leibowitz combat pour l’indépendance de l’Etat d’Israël et s’installe à Jérusalem. Il poursuit ses recherches universitaire promut rédacteur en chef de l’encyclopédie hébraïque. Sa sœur Nehama, née à Riga en 1905, collabore avec lui. Elle est professeur à l’université et chercheuse en étude biblique. En 1957, elle reçoit la plus haute distinction pour ses recherches : le Prix Israël.
Yeshayahou Leibowitz dirige la faculté de biochimie et enseigne la neurophysiologie.
J’ai eu le plaisir d’écouter ses conférences et de discuter longuement avec lui. J’ai été fort impressionné par sa réserve inépuisable de connaissance, et par la clarté de ses propos. J’observais son regard vif, ses lunettes de myope glissant sur son nez. Je l’écoutais attentivement et buvais ses paroles. Sa voix était cuivrée, bien timbrée. Il parlait un hébreu châtié avec un fort accent germanique, martelant chaque mot. Chaque phrase était concise, riche en savoir et limpide.
Il s’intéresse particulièrement à l’énigme du cerveau de l’homme, au moment même où en Europe une intervention chirurgicale découvre le cerveau humain, pour la première fois. Comment fonctionne t-elle, cette masse nerveuse contenue dans notre crâne ? Qui est l’homme, cet inconnu ? Ses rapports entre le corps et l’esprit ? Comment fonctionne le mécanisme ? Quel est son secret ?
Leibowitz cherche avec acharnement à comprendre la complexité de l’être humain. Il médite profondément, et creuse ses propres méninges, pour trouver des solutions scientifiques et discerner les causes du mal dans un monde moderne et en pleine mutation. Il souhaite mieux pouvoir comprendre les pensées, les réflexions et les réactions de l’homme. Il remarque que dans la Bible, on mentionne souvent les mot Adam (homme), Lev (cœur) ou Klayot (reins) mais presque jamais Sehel ou Moah, qui veut dire cerveau. Il étudie la corrélation entre le cerveau et le psychisme : la question de savoir si la recherche scientifique s’occupe de la réalité, du concret, ou bien de l’interprétation de la réalité et du présent. Chacun de nous a, sur ce point, une approche différente, une compréhension et une volonté distinctes. Pour Leibowitz, le pouvoir de la volonté est le pivot de notre existence. En d’autres termes, « Je suis, car je veux être ». Il ne suffit pas seulement de penser, il faut vouloir faire, et la volonté de l’homme est individuelle et non collective. Certes, la science progresse mais les valeurs de notre esprit, les valeurs morales de notre univers sont les mêmes, elles ne varient pas, elles sont présentes depuis toujours, depuis la nuit des temps. Cependant l’homme, avec le pouvoir de la volonté peut aussi être destructeur et agir contre les valeurs morales. Sur ce point, ses pensées vont à contre-courant. Il est convaincu que l’Etat est une nécessité et non une valeur en soi, qu’il forme un cadre dont le but exclusif est de servir les citoyens. Dans n’importe quel régime ou structure étatique, y compris dans une véritable démocratie, l’homme n’est pas libre car il accepte un certain pouvoir et il est de ce fait soumis à des règles et des lois. Seul l’homme qui vit dans une île déserte est complètement libre, maître absolu de sa volonté et de ses désirs. Il faut dire que des philosophes comme Condillac (pour qui les connaissances sont issues des sensations) ont tenté de ramener la volonté au désir. Il existera toujours une confusion. Notons aussi que l’impulsion du désir est un fait d’ordre affectif et celle de la volonté est un fait d’activité, d’action et de créativité.
La conception de Leibowitz sur l’Etat et la volonté de l’homme, rappelle celle de Friedrich Nietzsche. Le grand penseur allemand, philologue de formation, a affirmé dans « Ainsi parlait Zarathoustra » :
«L’Etat, c’est le plus froid de tous les monstres froids. Il ment froidement. Il ment dans toutes les langues du bien et du mal. Tout est faux en lui. »
D’ailleurs, Leibowitz citera souvent Nietzsche et regrettera profondément que les propos du philosophe germanique aient été mal interprétés.
Leibowitz pense que tous les Etats se ressemblent et qu’Israël ne fait pas exception. Le caractère de l’Etat juif n’a plus la même valeur tant que vivront des juifs en diaspora. Les familles juives, qu’elles soient à Paris, New York ou Berlin n’ont rien en commun sur le plan de la conscience et de la pensée avec leurs coreligionnaires israéliennes. La solidarité des Juifs du monde à l’égard d’Israël est, selon lui, superficielle et lointaine. Depuis la création du mouvement sioniste au Congrès de Bâle en 1897, nous observons une cassure au sein du peuple hébreu ; une nouvelle prise de conscience a émergé au sujet de l’avenir du judaïsme. Le mouvement nationaliste juif qui s’est formé au 19ième siècle est essentiellement politique, tandis que le judaïsme est basé sur la religion, le culte et la croyance en un Dieu unique. Le sionisme revendique le retour des Juifs du monde entier dans le pays de leurs ancêtres. Cette revendication trouve son aboutissement avec la création de l’Etat d’Israël en 1948. Leibowitz pense aussi qu’il n’y a aucune corrélation entre la relation qu’entretenaient les hébreux de l’époque biblique, ceux du royaume d’Israël et de Judée qui vivaient avec les Philistins en Canaan et le problème existant aujourd’hui entre Juifs et Palestiniens.
Leibowitz est un penseur sioniste hors du commun. Un pionnier qui vit en Israël depuis 1935. Il porte, depuis toujours, une kipa noire sur la tête et connaît parfaitement la Bible et le Talmud. Il est un vrai croyant sincère. Il prie chaque jour et observe les préceptes de la Thora, parce que Dieu a commandé de le faire. Celui qui n’a pas la volonté d’œuvrer dans ce sens n’a aucune raison de respecter les prescriptions de la religion. La foi de l’homme en Dieu doit être pure, naturelle. Elle est opposée à la science et à logique et l’homme doit refuser le diktat religieux imposé par le rabbinat ou par l’appareil de l’Etat. Il ne doit pas croire non plus à la superstition, au culte des faux dieux, que Voltaire qualifie de : « cet infâme ».
Leibowitz réclame avec force la séparation entre la religion et l’Etat. Il combat dans ce sens les idées de Ben Gourion. Le fondateur de l’Etat juif a un grand respect pour Leibowitz.
Leurs discussions sur ce sujet sont toujours houleuses. Ben Gourion a agi pour des raisons politiques et pour le statu quo entre religieux et laïcs. Leibowitz pense que le judaïsme doit se libérer du pouvoir. Il critique sévèrement l’existence d’un ministère du Culte et du Grand Rabbinat. Les Grands Rabbins d’Israël ne sont, pour lui, que « des petits fonctionnaires qui agissent selon les critères du système étatique». Il est également très sévère vis-à-vis des rabbins au sein de l’armée. Le Grand aumônier de Tsahal ne devrait jamais assimiler l’uniforme à des vêtements sacrés. A ses yeux, la terre d’Israël, comme le mur des Lamentations, les vestiges des enceintes du Temple de Jérusalem, ne sont guère « sacrés ».
La conquête des territoires arabes durant la guerre des Six Jours a constitué un grand tournant dans l’histoire politique et nationale de l’Etat juif, et pour Yeshayahou Leibowitz, c’est le début d’une grande cassure et d’une corruption morale. Il se révolte contre la « domination brutale » des Palestiniens. Il réclame le retrait de tous les territoires conquis. Depuis que les territoires sont occupés, toutes les forces matérielles et spirituelles sont désormais consacrées à préserver « ces terres ancestrales ». Les budgets de l’Etat, les efforts de l’armée sont tributaires des implantations et de la colonisation massive de ces territoires.
Leibowitz qualifie cette politique d’ « une opération de conquête par la violence».
Une opinion très controversée qui sera au départ minoritaire. Depuis les années 70, Yeshayahou Leibowitz est le meilleur « porte-parole » de l’extrême gauche israélienne et des Palestiniens. Il condamne, avec virulence et à chaque occasion, « la domination violente sur un autre peuple.» Il affirme que « le nationalisme doit cesser depuis le jour de l’indépendance de l’Etat». Il dénonce le comportement des soldats de Tsahal dans les territoires occupés et au Liban. Il va jusqu’à dire que leur attitude rappelle « la bestialité du nazisme ».
Ces prises de positions scandaleuses soulèvent un tollé général en Israël. Un grand mouvement de protestations unanimes, à droite comme à gauche. Par contre, ses partisans l’applaudissent. L’extrême-gauche se réjouit des propos et en tire profit. Les Palestiniens et la propagande arabe citeront largement ses déclarations contre l’occupation.
Leibowitz, qui n’a jamais milité dans un parti ou dans un mouvement politique, est convaincu que ses opinions sont justes et sincères. L’air lointain, dédaigneux, il réplique avec détermination à toutes les accusations qui le traitent de « délateur, traître à sa patrie, de vieux philosophe, de vieillard moraliste avec son caractère hargneux.» Leibowitz s’en moque, persiste et signe à chaque fois. Il critique, avec hardiesse, les généraux de Tsahal qui évoquent « la Pureté des armes ». Il explique qu’un soldat juif n’est pas différent d’un soldat français, américain ou arabe. Un fusil, un canon ou un char ne peuvent jamais être purs. Ils sont toujours destructeurs.
Leibowitz n’est pas non plus un partisan de l’idéal pacifiste ni un anarchiste. Il est conscient que chaque Etat doit posséder une armée. Particulièrement convaincu que l’Etat d’Israël doit se défendre contre ses ennemis et protéger ses citoyens. Toutefois, il sera solidaire avec les objecteurs de conscience, ces soldats qui refuseront pour des « raisons morales » de servir dans les territoires occupés. Il n’appellera jamais à la révolte contre l’armée ni à refuser la mobilisation des réservistes. Il sait parfaitement que des soldats violeront, un jour ou l’autre, les ordres moraux pour la défense de la patrie. Cependant, il trace des limites à l’obéissance aux ordres et met l’accent sur le fait que l’Etat n’est pas une valeur suprême. Ceux qui pensent ainsi ne sont à ses yeux que des fascistes.
En 1993, quelques mois après la victoire d’Itzhak Rabin aux élections législatives, une commission officielle décide de décerner à Yeshayahou Leibowitz le prix Israël, pour ses travaux scientifiques et ses nombreux ouvrages, dont ses analyses de Maimonide.
Le scandale éclate. La droite, les religieux nationalistes et les colons condamnent vigoureusement la décision de la commission. Itzhak Rabin, Premier ministre, ne cache pas non plus son vif mécontentement. Furieux et rouge de colère, il fait savoir qu’il n’assistera pas à la cérémonie, prévue à Jérusalem le jour anniversaire de l’Indépendance d’Israël. D’autres membres du gouvernement et des parlementaires se joignent à lui. Le débat public se déchaîne mais les opinions dans la presse demeurent, toutefois, partagées.
Perplexe, éprouvant de la répugnance pour les prix, les honneurs et les cérémonies gouvernementales, Leibowitz, pugnace et fier, renonce à recevoir la haute distinction.
Les membres de la commission du prix Israël sont profondément déçus par le refus de Leibowitz de recevoir le prix honorifique. Ils ont souhaité rendre hommage au philosophe, à l’homme et à ses œuvres et non pas à ses opinions politiques qu’on peut toujours désapprouver.
L’année d’après, le 18 août 1994, Yeshayahou Leibowitz meurt à Jérusalem à l’âge de 91 ans.
Il laisse un grand vide dans le débat public. Les philosophes, les penseurs israéliens se font de plus en plus rares. Hélas, l’Etat n’encourage plus les études classiques dans les facultés de lettres, de philosophie et d’histoire. Les budgets sont ailleurs. Israël, qui fête ses 60 ans, est devenu plus matérialiste avec sa société de consommation exagérée. Ses recherches universitaires sont orientées surtout dans la technologie et l’économie. Nous observons un déclin de la pensée philosophique et de l’esprit intellectuel.
Leibowitz fut un homme érudit, une encyclopédie vivante, un passionné des recherches scientifiques et des études bibliques. Il était simple et modeste. Il ne faisait pas partie de la classe intellectuelle, des mandarins affichés et snobs. C’était un homme fier et libre qui n’avait pas peur d’aller jusqu’au bout de sa pensée. Il souhaitait ardemment triompher de lui-même. Etre libéré de toutes les dépendances, de la nature, de la société et de l’Etat.
C’était un penseur marginal qui méprisait la soumission, la contre-nature. Il n’était pas un professionnel ni un cabotin de la pensée. Leibowitz pensait et priait, tout simplement, tout naturellement. Il ne donnait pas de conseils ni de leçons de morale.
C’était un véritable homme de science, universellement reconnu, un grand penseur qui souhaitait donner une certaine direction à son peuple. Eclairer son chemin et lancer des cris d’alarme dans le temps et dans l’espace. Un philosophe contestataire qui représenta durant plusieurs décennies, « la conscience de l’Etat Juif», en Israël et à l’étranger.
Les nouveaux bouleversements géopolitiques intervenus après la Conférence de la Paix à Paris, incitent plus de cent mille réfugiés à fuir les pays baltes, et parmi eux, de nombreux juifs dont la famille Leibowitz.
Elle préfère s’installer à Berlin. Bizarrement, elle se trouve beaucoup plus rassurée dans l’environnement allemand. Dans la nouvelle République de Weimar, la vie intellectuelle et culturelle est prospère. Personne ne doute de ce qui va se tramer dans les prochaines années, pas même les Juifs.
Le jeune Yeshayahou étudie la chimie et la biologie à l’université. Brillant étudiant, il va en Suisse approfondir ses études supérieures en médecine.
Quelques mois après la montée d’Hitler au pouvoir et la proclamation des lois racistes, la famille Leibowitz décide d’immigrer en Palestine. En 1935, plus de 65 000 juifs arriveront dans le cadre de la Cinquième immigration sioniste. La majorité, venue d’Allemagne et de l’Europe de l’Est, est composée
D’hommes exerçant des professions libérales et d’hommes d’affaires. Ils donnent un second souffle à l’économie et à la construction du pays.
Yeshayahou Leibowitz combat pour l’indépendance de l’Etat d’Israël et s’installe à Jérusalem. Il poursuit ses recherches universitaire promut rédacteur en chef de l’encyclopédie hébraïque. Sa sœur Nehama, née à Riga en 1905, collabore avec lui. Elle est professeur à l’université et chercheuse en étude biblique. En 1957, elle reçoit la plus haute distinction pour ses recherches : le Prix Israël.
Yeshayahou Leibowitz dirige la faculté de biochimie et enseigne la neurophysiologie.
J’ai eu le plaisir d’écouter ses conférences et de discuter longuement avec lui. J’ai été fort impressionné par sa réserve inépuisable de connaissance, et par la clarté de ses propos. J’observais son regard vif, ses lunettes de myope glissant sur son nez. Je l’écoutais attentivement et buvais ses paroles. Sa voix était cuivrée, bien timbrée. Il parlait un hébreu châtié avec un fort accent germanique, martelant chaque mot. Chaque phrase était concise, riche en savoir et limpide.
Il s’intéresse particulièrement à l’énigme du cerveau de l’homme, au moment même où en Europe une intervention chirurgicale découvre le cerveau humain, pour la première fois. Comment fonctionne t-elle, cette masse nerveuse contenue dans notre crâne ? Qui est l’homme, cet inconnu ? Ses rapports entre le corps et l’esprit ? Comment fonctionne le mécanisme ? Quel est son secret ?
Leibowitz cherche avec acharnement à comprendre la complexité de l’être humain. Il médite profondément, et creuse ses propres méninges, pour trouver des solutions scientifiques et discerner les causes du mal dans un monde moderne et en pleine mutation. Il souhaite mieux pouvoir comprendre les pensées, les réflexions et les réactions de l’homme. Il remarque que dans la Bible, on mentionne souvent les mot Adam (homme), Lev (cœur) ou Klayot (reins) mais presque jamais Sehel ou Moah, qui veut dire cerveau. Il étudie la corrélation entre le cerveau et le psychisme : la question de savoir si la recherche scientifique s’occupe de la réalité, du concret, ou bien de l’interprétation de la réalité et du présent. Chacun de nous a, sur ce point, une approche différente, une compréhension et une volonté distinctes. Pour Leibowitz, le pouvoir de la volonté est le pivot de notre existence. En d’autres termes, « Je suis, car je veux être ». Il ne suffit pas seulement de penser, il faut vouloir faire, et la volonté de l’homme est individuelle et non collective. Certes, la science progresse mais les valeurs de notre esprit, les valeurs morales de notre univers sont les mêmes, elles ne varient pas, elles sont présentes depuis toujours, depuis la nuit des temps. Cependant l’homme, avec le pouvoir de la volonté peut aussi être destructeur et agir contre les valeurs morales. Sur ce point, ses pensées vont à contre-courant. Il est convaincu que l’Etat est une nécessité et non une valeur en soi, qu’il forme un cadre dont le but exclusif est de servir les citoyens. Dans n’importe quel régime ou structure étatique, y compris dans une véritable démocratie, l’homme n’est pas libre car il accepte un certain pouvoir et il est de ce fait soumis à des règles et des lois. Seul l’homme qui vit dans une île déserte est complètement libre, maître absolu de sa volonté et de ses désirs. Il faut dire que des philosophes comme Condillac (pour qui les connaissances sont issues des sensations) ont tenté de ramener la volonté au désir. Il existera toujours une confusion. Notons aussi que l’impulsion du désir est un fait d’ordre affectif et celle de la volonté est un fait d’activité, d’action et de créativité.
La conception de Leibowitz sur l’Etat et la volonté de l’homme, rappelle celle de Friedrich Nietzsche. Le grand penseur allemand, philologue de formation, a affirmé dans « Ainsi parlait Zarathoustra » :
«L’Etat, c’est le plus froid de tous les monstres froids. Il ment froidement. Il ment dans toutes les langues du bien et du mal. Tout est faux en lui. »
D’ailleurs, Leibowitz citera souvent Nietzsche et regrettera profondément que les propos du philosophe germanique aient été mal interprétés.
Leibowitz pense que tous les Etats se ressemblent et qu’Israël ne fait pas exception. Le caractère de l’Etat juif n’a plus la même valeur tant que vivront des juifs en diaspora. Les familles juives, qu’elles soient à Paris, New York ou Berlin n’ont rien en commun sur le plan de la conscience et de la pensée avec leurs coreligionnaires israéliennes. La solidarité des Juifs du monde à l’égard d’Israël est, selon lui, superficielle et lointaine. Depuis la création du mouvement sioniste au Congrès de Bâle en 1897, nous observons une cassure au sein du peuple hébreu ; une nouvelle prise de conscience a émergé au sujet de l’avenir du judaïsme. Le mouvement nationaliste juif qui s’est formé au 19ième siècle est essentiellement politique, tandis que le judaïsme est basé sur la religion, le culte et la croyance en un Dieu unique. Le sionisme revendique le retour des Juifs du monde entier dans le pays de leurs ancêtres. Cette revendication trouve son aboutissement avec la création de l’Etat d’Israël en 1948. Leibowitz pense aussi qu’il n’y a aucune corrélation entre la relation qu’entretenaient les hébreux de l’époque biblique, ceux du royaume d’Israël et de Judée qui vivaient avec les Philistins en Canaan et le problème existant aujourd’hui entre Juifs et Palestiniens.
Leibowitz est un penseur sioniste hors du commun. Un pionnier qui vit en Israël depuis 1935. Il porte, depuis toujours, une kipa noire sur la tête et connaît parfaitement la Bible et le Talmud. Il est un vrai croyant sincère. Il prie chaque jour et observe les préceptes de la Thora, parce que Dieu a commandé de le faire. Celui qui n’a pas la volonté d’œuvrer dans ce sens n’a aucune raison de respecter les prescriptions de la religion. La foi de l’homme en Dieu doit être pure, naturelle. Elle est opposée à la science et à logique et l’homme doit refuser le diktat religieux imposé par le rabbinat ou par l’appareil de l’Etat. Il ne doit pas croire non plus à la superstition, au culte des faux dieux, que Voltaire qualifie de : « cet infâme ».
Leibowitz réclame avec force la séparation entre la religion et l’Etat. Il combat dans ce sens les idées de Ben Gourion. Le fondateur de l’Etat juif a un grand respect pour Leibowitz.
Leurs discussions sur ce sujet sont toujours houleuses. Ben Gourion a agi pour des raisons politiques et pour le statu quo entre religieux et laïcs. Leibowitz pense que le judaïsme doit se libérer du pouvoir. Il critique sévèrement l’existence d’un ministère du Culte et du Grand Rabbinat. Les Grands Rabbins d’Israël ne sont, pour lui, que « des petits fonctionnaires qui agissent selon les critères du système étatique». Il est également très sévère vis-à-vis des rabbins au sein de l’armée. Le Grand aumônier de Tsahal ne devrait jamais assimiler l’uniforme à des vêtements sacrés. A ses yeux, la terre d’Israël, comme le mur des Lamentations, les vestiges des enceintes du Temple de Jérusalem, ne sont guère « sacrés ».
La conquête des territoires arabes durant la guerre des Six Jours a constitué un grand tournant dans l’histoire politique et nationale de l’Etat juif, et pour Yeshayahou Leibowitz, c’est le début d’une grande cassure et d’une corruption morale. Il se révolte contre la « domination brutale » des Palestiniens. Il réclame le retrait de tous les territoires conquis. Depuis que les territoires sont occupés, toutes les forces matérielles et spirituelles sont désormais consacrées à préserver « ces terres ancestrales ». Les budgets de l’Etat, les efforts de l’armée sont tributaires des implantations et de la colonisation massive de ces territoires.
Leibowitz qualifie cette politique d’ « une opération de conquête par la violence».
Une opinion très controversée qui sera au départ minoritaire. Depuis les années 70, Yeshayahou Leibowitz est le meilleur « porte-parole » de l’extrême gauche israélienne et des Palestiniens. Il condamne, avec virulence et à chaque occasion, « la domination violente sur un autre peuple.» Il affirme que « le nationalisme doit cesser depuis le jour de l’indépendance de l’Etat». Il dénonce le comportement des soldats de Tsahal dans les territoires occupés et au Liban. Il va jusqu’à dire que leur attitude rappelle « la bestialité du nazisme ».
Ces prises de positions scandaleuses soulèvent un tollé général en Israël. Un grand mouvement de protestations unanimes, à droite comme à gauche. Par contre, ses partisans l’applaudissent. L’extrême-gauche se réjouit des propos et en tire profit. Les Palestiniens et la propagande arabe citeront largement ses déclarations contre l’occupation.
Leibowitz, qui n’a jamais milité dans un parti ou dans un mouvement politique, est convaincu que ses opinions sont justes et sincères. L’air lointain, dédaigneux, il réplique avec détermination à toutes les accusations qui le traitent de « délateur, traître à sa patrie, de vieux philosophe, de vieillard moraliste avec son caractère hargneux.» Leibowitz s’en moque, persiste et signe à chaque fois. Il critique, avec hardiesse, les généraux de Tsahal qui évoquent « la Pureté des armes ». Il explique qu’un soldat juif n’est pas différent d’un soldat français, américain ou arabe. Un fusil, un canon ou un char ne peuvent jamais être purs. Ils sont toujours destructeurs.
Leibowitz n’est pas non plus un partisan de l’idéal pacifiste ni un anarchiste. Il est conscient que chaque Etat doit posséder une armée. Particulièrement convaincu que l’Etat d’Israël doit se défendre contre ses ennemis et protéger ses citoyens. Toutefois, il sera solidaire avec les objecteurs de conscience, ces soldats qui refuseront pour des « raisons morales » de servir dans les territoires occupés. Il n’appellera jamais à la révolte contre l’armée ni à refuser la mobilisation des réservistes. Il sait parfaitement que des soldats violeront, un jour ou l’autre, les ordres moraux pour la défense de la patrie. Cependant, il trace des limites à l’obéissance aux ordres et met l’accent sur le fait que l’Etat n’est pas une valeur suprême. Ceux qui pensent ainsi ne sont à ses yeux que des fascistes.
En 1993, quelques mois après la victoire d’Itzhak Rabin aux élections législatives, une commission officielle décide de décerner à Yeshayahou Leibowitz le prix Israël, pour ses travaux scientifiques et ses nombreux ouvrages, dont ses analyses de Maimonide.
Le scandale éclate. La droite, les religieux nationalistes et les colons condamnent vigoureusement la décision de la commission. Itzhak Rabin, Premier ministre, ne cache pas non plus son vif mécontentement. Furieux et rouge de colère, il fait savoir qu’il n’assistera pas à la cérémonie, prévue à Jérusalem le jour anniversaire de l’Indépendance d’Israël. D’autres membres du gouvernement et des parlementaires se joignent à lui. Le débat public se déchaîne mais les opinions dans la presse demeurent, toutefois, partagées.
Perplexe, éprouvant de la répugnance pour les prix, les honneurs et les cérémonies gouvernementales, Leibowitz, pugnace et fier, renonce à recevoir la haute distinction.
Les membres de la commission du prix Israël sont profondément déçus par le refus de Leibowitz de recevoir le prix honorifique. Ils ont souhaité rendre hommage au philosophe, à l’homme et à ses œuvres et non pas à ses opinions politiques qu’on peut toujours désapprouver.
L’année d’après, le 18 août 1994, Yeshayahou Leibowitz meurt à Jérusalem à l’âge de 91 ans.
Il laisse un grand vide dans le débat public. Les philosophes, les penseurs israéliens se font de plus en plus rares. Hélas, l’Etat n’encourage plus les études classiques dans les facultés de lettres, de philosophie et d’histoire. Les budgets sont ailleurs. Israël, qui fête ses 60 ans, est devenu plus matérialiste avec sa société de consommation exagérée. Ses recherches universitaires sont orientées surtout dans la technologie et l’économie. Nous observons un déclin de la pensée philosophique et de l’esprit intellectuel.
Leibowitz fut un homme érudit, une encyclopédie vivante, un passionné des recherches scientifiques et des études bibliques. Il était simple et modeste. Il ne faisait pas partie de la classe intellectuelle, des mandarins affichés et snobs. C’était un homme fier et libre qui n’avait pas peur d’aller jusqu’au bout de sa pensée. Il souhaitait ardemment triompher de lui-même. Etre libéré de toutes les dépendances, de la nature, de la société et de l’Etat.
C’était un penseur marginal qui méprisait la soumission, la contre-nature. Il n’était pas un professionnel ni un cabotin de la pensée. Leibowitz pensait et priait, tout simplement, tout naturellement. Il ne donnait pas de conseils ni de leçons de morale.
C’était un véritable homme de science, universellement reconnu, un grand penseur qui souhaitait donner une certaine direction à son peuple. Eclairer son chemin et lancer des cris d’alarme dans le temps et dans l’espace. Un philosophe contestataire qui représenta durant plusieurs décennies, « la conscience de l’Etat Juif», en Israël et à l’étranger.
Extraits du livre de Freddy Eytan “les 18 qui ont fait Israel” paru en novembre 2007 aux éditions Alphée- Jean-Paul Bertrand.