Shlomo Hillel – 1923-2021 : L’enfant de Bagdad

Shlomo Hillel

(GPO / Cohen Fritz)

Témoignage

J’ai suivi la brillante et riche carrière de Shlomo Hillel depuis de longue date. J’avais contribué à la publication de sa biographie le souffle du Levant aux Editions Didier Hatier. Lors de mes nombreuses rencontres avec lui, j’étais toujours stupéfait par son caractère doux et exemplaire et sa culture francophile. Petit de taille, humble, timide et intègre, il s’éloignait du public et des projecteurs.

Sur les rives des fleuves de Babylone s’installèrent ses ancêtres. Ils arrivèrent en 586 av. J-C, après la destruction du Premier temple de Jérusalem par le roi Nabuchodonosor.  C’est ici, en Mésopotamie, sur les bords du Tigre et de l’Euphrate que naît Shlomo Hillel, l’enfant de Bagdad, fils d’Aaron, descendant de Hillel, l’illustre sage et président du Sanhédrin.

Nous sommes en 1923. Adolf Hitler est emprisonné à Munich et rédige « Mein Kampf » où il expose l’idéologie du nazisme. En Espagne, un coup d’Etat du général Primo de Rivera. En Sibérie, on construit des camps de travail. Au Japon, un séisme fait plus de 200 000 morts et en France, Marc Chagall commence à illustrer Les « Ames mortes » de Gogol.

Pendant le mandat britannique, instauré depuis 1917, la communauté juive d’Irak compte 135 000 âmes, dont plus de la moitié vit à Bagdad. Sous le règne de Fayçal 1er, roi libéral et tolérant à l’égard de la communauté, beaucoup de Juifs occupent des positions importantes au sein de l’administration de l’Etat et dans le commerce.  Durant cette période prospère, l’éducation juive et l’enseignement de l’hébreu sont répandus dans tout le pays. Des professeurs de la langue hébraïque étaient venus spécialement de Palestine. Cependant, cette période florissante est de courte durée ; et en 1932, l’Irak devient indépendant. Sous la férule du successeur du roi, le Ghazi, le pays opta pour le nationalisme arabe et contre le mouvement sioniste.

La famille Hillel quitte Bagdad dans ces circonstances et décide d’immigrer en Palestine. Shlomo n’a qu’onze ans ; c’est le benjamin d’une famille nombreuse. Ses trois frères sont beaucoup plus âgés que lui. L’aîné, Elihaou, 30 ans, fonde à Bagdad le mouvement « Ahiever » pour la protection de la culture juive et la langue hébraïque. Comme tous les enfants juifs de l’époque, Shlomo apprend l’hébreu dans le cadre des cours de Thora et du Talmud. A la maison, on parle le français, l’arabe et parfois l’anglais. On écoute les mélopées arabes populaires, mais aussi les belles chansons françaises. Les parents empruntent les prénoms des chanteurs célèbres pour les donner à leurs enfants. Le prénom le plus populaire est Maurice. Tous adorent l’accent parigot de Maurice Chevalier et essaient de l’imiter…

Shlomo Hillel

(GPO / Herman Chanania)

Les frères Hillel aiment beaucoup Shlomo et le comblent de prévenances, de gentillesse et de cadeaux. Ils l’amènent souvent au cinéma. On projette   Ali Baba et les 40 voleurs, Le voleur de Bagdad » ou « Sindbad le marin. Des films d’aventures et classiques, inspirés des contes merveilleux des Mille et Une nuits. Plongés dans l’innocence de l’émotion et effrayés par les salles obscures, tous les enfants dont Shlomo, cherchent la formule incantatoire du sésame…

La Palestine n’est pas l’Eldorado et l’intégration dans le pays du paradis, où coulent le lait et le miel, est très difficile pour la famille Hillel et pour tous les nouveaux immigrants venus d’Europe, d’Asie et d’Afrique du Nord. Les Hillel, aisés et habitués à un certain confort de la vie urbaine et occidentale, se trouvent confrontés à des obstacles et à des problèmes quotidiens et existentiels.

Les nouveaux immigrants s’installèrent dans des camps de transit, où des familles entières, s’entassent sous des tentes et dans des baraquements. Les robinets d’eau et les « toilettes » de campagne, sont situés à l’extrémité des camps et pour les atteindre, il faut faire la queue durant de longues heures, dans le froid glacial de l’hiver, et sous la chaleur accablante de l’été.  Les conditions sanitaires provoquent des maladies contagieuses et des épidémies. Face au désespoir, l’Agence juive tente de calmer les esprits et allège le fardeau des familles nombreuses. Des centaines de jeunes enfants sont transférés dans des kibboutzim et réussissent à s’intégrer, tant bien que mal, dans ce nouvel mode de vie. Parmi eux, le jeune Shlomo qui fonde avec des jeunes de son âge, un village agricole, Hatsofim(Scouts), devenu plus tard le kibboutz Maagan Michael situé sur le littoral de la Méditerranée, près de Haïfa. Mobilisé dans les rangs de la Haganah, Shlomo fera ses premières armes dans une entreprise clandestine, « Mahon Ayalon » qui fabrique des munitions et des armes légères du type Stern.

Les années suivantes sont tout aussi pénibles pour les Juifs restés en Irak. Des émeutes éclatent dans les principales villes : Bagdad, Mossoul et Bassora. Des centaines de Juifs sont tués ou emprisonnés. Leurs biens sont confisqués, ravagés et pillés.

En juin 1941, lors d’un pogrom sauvage déclenché sous l’impulsion de phalanges pronazies, une foule hystérique envahit le quartier juif. Les arabes armés de matraques, de longs couteaux et des haches, saccagent et brûlent des maisons, des magasins et des synagogues, et massacrent sans distinction, 180 hommes, femmes, vieillards et enfants.     

Shlomo Hillel

(GPO / Harnik Nati)

Les Juifs se trouvent dans l’obligation existentielle de se défendre ou de fuir le pays. Des jeunes pragmatiques s’organisent et forment des unités d’autodéfense.

Les juifs participent aux combats avec les forces britanniques venues de Palestine. Ils servent également dans les corps auxiliaires, comme chauffeurs de bus et de camions. La Terre promise n’était qu’à 400 kilomètres et donc, lors des allées et venues permanentes, des milliers de Juifs ont pu quitter discrètement l’Irak, grâce à cette filière. 

En avril 1946, Shlomo Hillel, 23 ans est engagé par les services d’immigration du Mossad (Alya Beit) pour une mission spéciale en Irak. Au départ, il hésite mais finalement accepta malgré le danger de retourner dans son pays natal. Il s’adresse tout naturellement au consulat d’Irak à Jérusalem pour obtenir un nouveau passeport. Selon les instructions du Mossad, il explique qu’il était désespéré de la vie difficile en Palestine, et qu’il souhaite rejoindre ses frères et ses sœurs vivant encore à Bagdad. Le consul refuse la demande, trouvant l’histoire un peu bizarre. Shlomo ne désespère pas et lui offre une cartouche de cigarettes américaines, après avoir glissé dans le paquet, un billet de cinq livres…Le lendemain, Shlomo Hillel était muni d’un passeport irakien flambant neuf. 

Il raconte brièvement à son grand frère, Elihaou, les raisons de son brusque départ et exige de garder le secret :

« Ne le raconte à personne, pas même à Papa. Ce sont des instructions strictes que j’ai reçues. S’il te demande de mes nouvelles, tu te débrouilleras. Raconte que je me trouve en Palestine mais dans le cadre des activités clandestines du kibboutz. Tu écriras des cartes postales à ma place … »

 Après avoir pris quelques cours élémentaires de combat corps à corps, Shlomo Hillel prend un avion régulier de la British Airways et deux heures plus tard, se trouve à Bagdad.  Une aventure rocambolesque commence, avec ses imprévus, ses dangers et ses grandes émotions. Elle durera plus de cinq ans.

Le mouvement clandestin juif est bien organisé et soudé par diverses cellules à travers le pays. Il compte plus de deux mille hommes et femmes et toutes leurs activités se déroulent dans les sous-sols des caves. Shlomo est connu comme « l’oncle Joseph » et par un poste de TSF, il transmet des messages codés et des informations précieuses au quartier général du Mossad à Tel-Aviv.

 Avec la connivence de fonctionnaires irakiens, l’aide de passeurs bédouins et des itinéraires changés selon les circonstances, des petits convois de camions délabrés, acheminent   des « travailleurs irakiens » vers la frontière jordanienne et delà, en Israël. Des familles entières traversent dans des conditions douloureuses, souvent sans eau et nourriture, plusieurs centaines de kilomètres. De nombreuses journées dans le vaste désert irakien, sous les tempêtes de sable.

Le déclenchement de la guerre d’Indépendance d’Israël et la participation aux combats de troupes jordaniennes et irakiennes va mettre en péril la poursuite de l’acheminement des « travailleurs » par voie terrestre. Une opération de sauvetage des Juifs d’Irak devenait cruciale. Ils sont menacés de nouveaux pogroms. Sur les instructions du Mossad, Shlomo Hillel tente l’impossible et cherche d’autres filières et moyens pour amener le maximum de Juifs en Israël. Polyglotte, muni de différents passeports et de fausses identités, il voyage à Paris, à Téhéran, à Damas et à Beyrouth et au Caire. Des missions spéciales et précises qui n’ont qu’un seul but : le sauvetage rapide de ses frères, en danger de mort dans les pays arabes. A l’appel d’Hillel et ses amis, des milliers de juifs se regroupent dans la cour de la Grande synagogue de Bagdad. Disciplinés et dans un ordre impeccable, ils font patiemment la queue pour déclarer leur renonciation à la nationalité iraquienne et leur décision d’émigrer en Israël. Puis, ils sont transportés dans des camions à l’aéroport.

 Dans des Dakotas et des avions cargos, on entasse des femmes, des hommes et des enfants. De Bagdad, ils voleront vers la Terre promise. 

Hillel réussit, avec 25 autres émissaires du Mossad, à réaliser une gigantesque opération, celle baptisée sous ce titre éminemment prophétique : « Esdras et Néhémie ».

« Sur le bord des fleuves de Babylone, là nous nous assîmes, et nous pleurâmes au Souvenir de Sion. » est écrit dans le livre des Psaumes. Après cette formidable opération de sauvetage, nous pourrions ajouter à ce cantique « Nous pleurâmes…. De joie » …

 Après 2000 ans d’exil, les lamentations se transforment en allégresse, les larmes de détresse et d’angoisse en vent d’optimisme et d’espoir.

Des chiffres éloquents : Entre 1948 à 1952, 121 512 juifs irakiens ont immigré en Israël dans le cadre de l’aventure clandestine de Shlomo Hillel et ses compagnons. Hélas, le désir de retrouver la Terre promise ne s’est pas réaliser pas pour toutes les familles et certaines sont mortes en route, dans la traversée du désert.

En 1952, Shlomo retourne dans son kibboutz et sort enfin de sa clandestinité. Il n’a que 29 ans. Sa jeune amie, Temima Rosner est là et l’attend, toujours amoureuse. Il décide de l’épouser. Temima, originaire d’Autriche et rescapée de la Shoah, est l’une des survivantes du bateau d’immigrants Patria, qui avait fait naufrage dans la baie de Haiffa. 260 personnes avaient trouvé la mort dans cette terrible tragédie.

Shlomo est déjà connu dans les milieux gouvernementaux et il est populaire au sein des originaires d’Irak. Un jour, il a la surprise de recevoir un émissaire de Ben Gourion lui proposant d’être candidat sur la liste du parti à la Knesset.

Le calcul des politiciens du Mapai était simple et logique : le nom Hillel peut apporter au parti, des milliers de voix supplémentaires… Au départ, Shlomo Hillel refusa net. Il n’est guère un animal politique.

Cet anti-héros dans l’âme, pense que les hommes politiques doivent avoir l’étoffe des hommes d’Etats, avoir beaucoup d’expérience et de maturité et donc, être beaucoup plus âgés… Les dirigeants du Mapai ne le lâchent pas facilement. Ils lui promettent un avancement au sein du parti et un poste important. Suite à ces fortes pressions, Shlomo Hillel finira par accepter et figurer sur la liste électorale…Il ne sera pas élu, car le Mapai n’a obtenu que 45 sièges au parlement et il porte le numéro 50. Ce n’est que 18 mois plus tard, après la démission de cinq députés, que Shlomo Hillel sera membre de la Knesset. Durant plusieurs années, il s’attelle aux affaires publiques et s’occupe de l’intégration des originaires des pays arabes. Il ne réussira pas à amener le reste des juifs d’Irak. Les derniers cinq mille juifs ont refusé d’écouter les appels des sionistes. Ce n’est que quelques années après, suite à des persécutions, procès et tortures, ils quittent Bagdad pour s’installer en Europe et en Amérique.

En 1959, Shlomo Hillel démissionne de la Knesset et entre au Ministère des Affaires étrangères. Golda Meir, reconnaissait en lui, toutes les qualités du diplomate.

Successivement ambassadeur, en Guinée, à la Haute-Volta, au Niger et au Dahomey, puis directeur des Affaires africaines, Hillel renforcera les liens avec les pays du continent noir et sera l’un des pionniers à ouvrir les portes de l’Afrique à la diplomatie et à la coopération israéliennes. 

En dépit des pressions des ambassadeurs arabes qui exigent le boycottage d’Israël, il poursuit ses activités diplomatiques. Le 13 avril 1960, Hillel est stupéfait d’apprendre à la dernière minute, qu’il est expulsé de la réunion « de solidarité avec les peuples d’Asie et d’Afrique » tenue à Conakry. Il dénoncera la mauvaise foi et la supercherie et le lendemain, il retourne à Jérusalem pour consultation. Israël continuera de plus belle sa coopération avec l’Afrique.   

Dix ans plus tard, Golda Meir, devenue Premier ministre, le nomme ministre de l’Intérieur et de la police. Hillel est un membre actif du gouvernement Golda Meir et puis celui d’Itzhak Rabin. Il participe à tous les débats et les discussions qui ont marqué de leur empreinte l’histoire de l’Etat d’Israël jusqu’à la victoire de Menahem Begin en mai 1977.

Toujours respecté même par ses adversaires politiques, on admire en lui, son caractère simple et son honnêteté intellectuelle. Ses positions sont claires et fermes mais pragmatiques. Bien que membre du parti travailliste, elles se placent au centre droit de l’échiquier politique.

En 1984, Hillel est élu par le gouvernement d’union nationale formé par Shamir et Pérès, président de la onzième Knesset. Son mandat est marqué par des débats constructifs et sans incidents majeurs. Hillel mettra l’accent sur l’éducation des jeunes et œuvre contre des lois législatives à caractère raciste. Pour donner l’exemple, sa fille épousa un jeune juif, originaire d’Ethiopie.

En 1988, après avoir échoué une tentative de ses amis et proches de l’élire, Président de l’Etat d’Israël, Hillel sera nommé, président mondial du Keren Hayesod. Il exercera ses fonctions pendant toute une décennie et œuvre pour la collecte de fonds et le financement de grands projets, en particulier l’absorption des nouveaux immigrants.

Shlomo Hillel, l’enfant de Bagdad se retire des activités publiques, en l’an 2000. Durant toute sa riche carrière et pendant plus de 60 ans, il réalise plusieurs projets importants pour l’Etat d’Israël et le peuple juif. Son aventure clandestine pour sauver les juifs d’Irak sera sans doute, l’une des plus extraordinaires épopées inscrites dans l’histoire de l’immigration de l’Etat juif.