Shimon Pérès – mort avant son temps
Témoignage
Il y a juste 5 ans, Shimon Pérès disparaissait et n’était plus de ce monde.
Le Président de l’Etat d’Israël, le Premier ministre et Prix Nobel de la Paix est incontestablement l’homme politique qui a marqué de son empreinte l’Histoire de l’Etat Juif depuis sa proclamation par David Ben Gourion jusqu’à nos jours.
Toujours dans le peloton de tête et au carrefour du destin de son peuple, il est le dernier leader israélien né avant la Shoah.
J’ai suivi durant cinq décennies la carrière de Shimon Pérès. J’ai eu le privilège de l’accompagner dans ses voyages et de pénétrer avec lui dans les arcanes du pouvoir et des chancelleries.
Personne n’en doute, Shimon Pérès est un animal politique.
Voici ici des extraits choisis de la biographie que j’ai écrite sur le chef d’Etat israélien mondialement connu et hors du commun.
C’est dans un village juif lointain, au cœur de la Russie blanche, que naît, le 21 août 1923, le petit-fils d’un rabbin érudit, Zalman Persky. Dans le Shtetl, à Vichena, en Biélorussie, le petit Shimon fait ses premiers pas en étant élevé dans le cadre de la tradition juive. Son éducation est différente et libérale, large d’esprit et de culture. Selon les préceptes dans lesquels il grandit, le Talmud peut être compatible avec les œuvres classiques, l’étude de la Thora et la lecture de poèmes avec l’écoute de Mozart, de Chopin et de Vivaldi.
Une éducation qui englobe les livres sacrés bien sûr, mais aussi la fascination pour le rêve sioniste. Cette formation, modelée par ses parents, explique bien la complexité des décisions politiques de Shimon Pérès, déchiré entre religion et laïcité, entre paix et guerre.
Quelques mois après la montée au pouvoir d’Adolf Hitler, le père Itzhak, négociant et marchand de bois, comprend que la vie à Vichena va devenir infernale. Il est grand temps de quitter cette Europe devenue nazie. Une partie de la famille Persky est déjà partie en Amérique, dont le père de la célèbre actrice Lauren Bacall, et lui décide d’immigrer avec sa famille en Eretz Israël.
Le jeune Shimon a déjà 11 ans. Il débarque en Palestine et s’installe à Tel-Aviv. Une nouvelle vie commence. Le soleil brille sous le bleu d’azur. Les gens de ce nouveau pays paraissent heureux, satisfaits de leur labeur, de pouvoir lancer le défi sioniste et de construire leur propre Etat. Shimon part à bicyclette, à l’école. Il étudie avec enthousiasme l’histoire et la littérature mais aussi les mathématiques et les sciences. Il n’est pas brillant dans ces matières ; pourtant, son père l’encourage et veut que son fils aîné devienne comme lui, un homme d’affaires… Après la classe, Shimon joue au basket-ball et participe avec enthousiasme aux activités des mouvements de jeunesse.
Fasciné par les pionniers sionistes et par leur philosophie, Shimon quitte Tel-Aviv pour étudier à l’école d’agriculture de Ben Shemen. Dans ce village d’internats, on forme la nouvelle jeunesse des travaillistes et les soirées sont consacrées aux discussions politiques et aux flirts avec les jeunes filles…
Shimon tombe éperdument amoureux de Sonia Gelman.
Il l’épouse et ils formeront ensemble un couple comblé et heureux.
Après ses études d’agronomie, Shimon s’installe dans le kibboutz Aloumot, au sommet d’une colline qui surplombe le lac miroitant de Tibériade. Les débuts sont rudes et les récoltes bien maigres, mais l’amour de la terre biblique renforce son engagement de réussir à tout prix. C’est ici, dans ce kibboutz, qu’il fait ses premières armes en politique. Bon orateur, il explique ses opinions et milite pour la création immédiate d’un Etat juif. Il est déjà membre du mouvement sioniste et secrétaire du mouvement de jeunesse Hanoar Haoved. Il n’a que 19 ans.
Son père Itzhak est volontaire dans les rangs de la brigade juive au sein de l’armée britannique et a été fait prisonnier par les Allemands pendant plus de cinq ans. Durant toutes ces années, Shimon et Gershon, le petit frère, attendent avec angoisse le retour de leur père. Le jour des retrouvailles, Itzhak est surpris que son fils Shimon ait changé son nom en Pérès (nom d’orfraie cité dans la Bible. Lévitique 11). Il l’adoptera…
En décembre 1946, pour la première fois depuis la guerre, des dirigeants juifs de Palestine se réunissent en Europe. Parmi les membres de la délégation venus au Congrès sioniste mondial à Bâle, un jeune inconnu du nom de Shimon Pérès. Il est témoin du combat politique pour la création de l’Etat d’Israël. A son retour à Tel-Aviv, Pérès est chargé d’assister Lévy Eshkol pour la mobilisation des troupes dans la lutte pour l’Indépendance.
Dimanche 16 mai 1948. Le siège de la Haganah à Tel-Aviv se transforme du jour au lendemain en quartier général de Tsahal. Sur le toit de l’immeuble rouge, des officiers participent à la cérémonie du serment d’allégeance. Le nouveau chef d’état-major, Yaacov Dory appelle le jeune Shimon et lui dit :
« J’apprécie ton dévouement. Prends ces grades de lieutenant- colonel, tu les mérites… »
« Je suis membre du kibboutz Aloumot », répond Pérès avec fierté. Je n’ai aucune prétention à des grades d’officier. Je souhaite être un simple soldat. »
Ce jour là, Shimon Pérès, matricule 45546, enfile l’uniforme de l’Armée de défense d’Israël.
Quelques mois plus tard, Lévy Eshkol nomme Pérès chef de la Mission d’achat d’armes et de munitions aux Etats-Unis.
Il a déjà 26 ans et il est le père d’une fille de 3 ans, Tsvia. Il s’installe dans un luxueux appartement de sept pièces de la 95e Rue de New York, qui devient rapidement la maison d’accueil des Israéliens de passage chez l’oncle Sam.
Pérès consacre ses journées aux tractations en vue de l’achat d’armes et ses soirées à l’étude des civilisations et de l’anglais. Après deux années à New York, il se rend à Boston, où, pendant 4 mois, il suit des cours de gestion et d’administration à Harvard.
Il n’achèvera jamais ses études pour obtenir un diplôme universitaire… Et pour cause, il est nommé par Ben Gourion directeur général adjoint du ministère de la Défense.
Les généraux de l’état-major sont mécontents et demandent au Premier ministre : « Comment peut-on nommer un garçon si jeune à un poste si important ? »
Ben Gourion rétorque dans son style lapidaire : « Etre jeune n’est pas un défaut». Depuis, Shimon Pérès est à l’ombre du Vieux Lion. Son bras droit et son conseiller le plus proche.
Shimon Pérès ne décevra pas. Encouragé par son mentor, il jette les bases d’une industrie d’armement et d’aéronautique en Israël.
Grâce à son énergie et son dynamisme, il noue d’excellentes relations avec la France socialiste et obtient plusieurs marchés pour la défense du jeune Etat. Il participe aux tractations secrètes à Sèvres qui aboutissent, le 29 octobre 1956, au déclenchement de la campagne de Suez. Il fait démarrer avec ingéniosité la construction française d’une centrale nucléaire à Dimona, dans le désert du Néguev. Il réussit à relever un défi grandiose qui assurera à l’Etat juif une force de frappe dissuasive face aux menaces constantes des Arabes. Sans préciser la nature de cette force non conventionnelle, il invente le terme : « la politique de l’ambiguïté »…
Lors d’un entretien à la Maison Blanche, le président Kennedy s’intéresse à la question et interroge Pérès :
« Je suis prêt à fournir à Israël des fusées sol-air pour votre défense mais qui peut me garantir qu’elles ne seront pas équipées par vos soins d’ogives nucléaires ? »
« Monsieur le Président, je peux vous affirmer qu’Israël ne sera pas le premier à introduire l’arme atomique au Proche-Orient », répond Pérès qui a déjà étudié la question avec Ben Gourion.
Ces propos, d’ailleurs toujours d’actualité, ont représenté la politique de Jérusalem en matière nucléaire durant un demi-siècle.
En 1965, suite au départ spectaculaire de Ben Gourion, Pérès forme avec lui un nouveau parti, le Rafi, dont il est le Secrétaire général.
Je le rencontre pour la première fois lors d’un meeting que mon père avait organisé. J’admirais l’orateur inné et écoute ses discours avec enthousiasme. Ses opinions sont claires, sa vision sur Israël est limpide, prometteuse. Je n’ai que 18 ans et je m’apprêtais à servir sous les drapeaux.
Les résultats des élections sont une défaite pour Ben Gourion et Pérès. Ils se trouvent dans les rangs de l’opposition. Pérès a déjà 42 ans et ronge son frein. Dans l’attente, la guerre des Six jours éclate. Pérès n’y joue aucun rôle significatif. Il s’efface momentanément en réservant l’heure de gloire à Moshé Dayan et Itzhak Rabin.
En octobre 1969, suite à l’élection de Golda Meir et sous les pressions de Ben Gourion, Pérès devient pour la première fois membre du gouvernement mais sans portefeuille. Golda refuse de lui offrir un ministère. Elle voit en Pérès l’enfant chéri de Ben Gourion, un jeune homme ambitieux et prétentieux qui ne lâche pas son maître d’une semelle et qui souvent pleurniche en racontant ses misères…
Un an plus tard, après la dissolution du gouvernement d’union nationale, Golda Meir effectue un remaniement ministériel et confie à Pérès les Transports et les Communications… Sa première tâche est ingrate. Il tente de régler d’urgence une grève des employés de l’aéroport, qui exigent une augmentation de salaire… Il faut également mettre sur pied, face au fléau du terrorisme, un système de sécurité efficace dans les bureaux de poste et dans les avions d’El Al. Il réussira.
Cependant, la guerre de Yom Kippour éclate. Dans ce conflit armé, comme dans le précédent en 1967, Shimon Pérès, bien que ministre, ne joue pas un rôle important. Les décisions sont prises par d’autres. Une fois encore, les pages de l’histoire d’Israël s’écrivent sans lui…
Après la démission de Golda Meir, Pérès et Rabin se profilent en tête de liste pour lui succéder. C’est la première bataille politique entre les deux hommes et elle durera de longues années. Une rivalité acerbe qui marque de son empreinte l’histoire du parti travailliste, voire celle de l’Etat d’Israël.
Shimon Pérès a plus d’expérience dans les arcanes du pouvoir, mais il demeure l’homme de Ben Gourion, un ancien du Rafi. Les militants des partis politiques haïssent les dissidents. Dans ces conditions, ils préfèrent donner confiance à Itzhak Rabin, un timide sabra, et l’élisent Premier Ministre. Une fois au pouvoir, Rabin cède aux pressions et offre à son adversaire le ministère de la Défense. Pérès retrouve un ministère secoué par la guerre de Kippour. Il agit pour redonner confiance à Tsahal en le dotant d’un meilleur matériel et en évitant à tout prix de réactiver dans les interminables vendettas entre généraux, s’accusant l’un l’autre des erreurs passées. Il nomme un nouveau chef d’état-major, le général Motta Gour, le parachutiste qui libéra de Jérusalem lors de la guerre des Six Jours en 1967.
Pour contrecarrer les infiltrations terroristes du Liban et les tirs de roquettes, Pérès envisage de créer une zone tampon dite de « sécurité ». Avec l’appui des habitants des villages chrétiens maronites hostiles à l’OLP, des soldats libanais forment avec l’appui de Tsahal une force militaire efficace. Cette nouvelle « bonne frontière » permettra aux chrétiens libanais de venir travailler en Israël. Cette zone de sécurité servira aussi de tremplin aux futures opérations de Tsahal au Liban.
Pérès est chargé de la lutte inlassable contre le terrorisme, et le point culminant est sans aucun doute la prise d’otages de l’airbus d’Air France à Entebbe. Il réussit avec Rabin à mener une opération de sauvetage des plus spectaculaires. Un raid audacieux applaudi par le monde entier.
Mais la popularité du tandem Rabin-Pérès ne doit pas durer.
Leur gouvernement tombe. Le candidat Shimon Pérès perd les élections face à Menahem Begin et se retrouve dans les rangs de l’opposition pour plusieurs années. Tous ses amis basculent à droite et même son ami Moshé Dayan le lâche pour devenir chef de la diplomatie.
Pérès est dans l’ombre. Il n’est pas l’un des acteurs de l’histoire au moment où le président Sadate débarque à Jérusalem et où Begin signe avec lui un traité de paix.
Pérès ne peut qu’applaudir, mais il est tout de même le chef de l’opposition et ne peut approuver toutes les décisions prises par le gouvernement, sous peine de n’avoir plus rien à proposer demain à ses électeurs.
A la Knesset, Pérès se lance dans un long réquisitoire contre Begin, lui reprochant de faire trop de concessions :
« Vous allez trop vite, vous bradez, vous abandonnez bien rapidement les colonies de peuplement, vous allez restituer toute la péninsule du Sinaï sous les pressions américaines. Quant à l’autonomie que vous suggérez pour les Palestiniens, elle amènera à la création d’un Etat OLP indépendant. »
C’est bien Shimon Pérès, le représentant de la gauche, qui parle, l’homme qui signera plus tard les accords d’Oslo avec Arafat. C’est bien lui qui reproche à la droite nationaliste des concessions territoriales… Quand on est dans l’opposition, les réalités politiques sont différentes, nous l’avons vu avec Begin lui-même et après avec Ariel Sharon.
Dans l’attente, Saddam Hussein se dote d’une centrale nucléaire offerte par la France et la baptisera : Osirak.
Pérès apprend que Begin veut la détruire le 10 mai 1981, jour des élections présidentielles en France.
A la fois furieux et inquiet, Pérès rédige une lettre codée à Begin dont voici quelques extraits :
« Je sens profondément comme étant mon devoir de bon citoyen de vous conseiller de ne pas prendre ce risque. Croyez-moi, monsieur le Premier ministre, j’ai acquis une certaine expérience et je sais de quoi je parle. Je peux vous affirmer qu’une telle aventure ne fera qu’isoler Israël de plus en plus. Je ne suis pas le seul à penser. Je vous demande donc de réfléchir encore… »
Cette lettre fait son effet et Begin décide d’attendre les résultats des élections en France.
Quelques semaines plus tard, Begin piaffe d’impatience car les derniers rapports du Mossad sont alarmants. Pérès le rassure :
« Mitterrand est très ferme dans son attitude, il ne permettra jamais que l’Irak se dote de l’arme nucléaire avec le soutien de la technologie française. »
Les élections israéliennes approchent ; les réflexions de Begin l’amènent à la conclusion qu’une marche arrière est impossible. Il décide de détruire Osirak.
Le 6 juin 1981, pendant que Shimon Pérès est à Eilat et qu’il prend un bain de soleil au bord de la mer Rouge, à quelques centaines de kilomètres, la centrale atomique irakienne est bombardée.
Cette opération spectaculaire fera longtemps l’objet de discussions et de débats publics. Pérès est persuadé d’avoir eu raison, même après la première guerre du Golfe et les fusées Scud tombées sur Israël.
Pérès manifeste jusqu’au bout sa fidélité envers François Mitterrand. Son amitié est toujours loyale. Même sur l’affaire Bousquet, sa réaction est timide. Il dira qu’il n’existe aucune preuve de l’antisémitisme de Mitterrand, mais que ce chapitre est comme un nuage qui reste suspendu au-dessus de sa biographie.
L’élection de François Mitterrand donne un second souffle à Pérès qui se lance à fond dans la campagne électorale. Il est encouragé par les victoires des socialistes français. Dans son propre parti, il est enfin seul pour diriger cette bataille. Rabin, qui l’a qualifié d’« d’éternel intrigant » ne lui barre plus la route et le parti est mieux réorganisé.
Mais le combat est sans panache. La campagne est morose, sans éclat ni surprise, mais aussi moins violente que la précédente. Les ténors de la coalition sortante et de l’opposition se contentent de déclarations vagues et de promesses ambiguës. A la télévision, la campagne électorale est surtout animée par des comiques professionnels, qui lancent des attaques démagogiques et stériles. Ce seront des élections avec un match nul.
Shimon Pérès ne parvient pas à jouer à fond ses atouts. Il reste impopulaire auprès des masses israéliennes.
Il est amer et profondément déçu. Un gouvernement d’union nationale s’impose et la cohabitation est inévitable.
A l’initiative de Sharon, Pérès propose une idée originale encore jamais appliquée dans un pays démocratique : le partage du pouvoir entre les deux grands partis et la rotation entre Shamir et lui-même pour diriger le gouvernement.
Vendredi 14 septembre 1984, Shimon Pérès est enfin Premier ministre, pour deux ans seulement. Désigné ou élu, peu importe, c’est lui qui dirige le gouvernement le plus puissant qu’ait connu l’Etat d’Israël. Une coalition de 97 sur 120 députés. La mission du nouveau chef du gouvernement est ingrate et semée d’embûches. Deux tâches primordiales l’attendent : le rapatriement des soldats israéliens du bourbier libanais et l’assainissement de l’économie israélienne qui est au bord du gouffre.
Cependant, Pérès et son ministre de la Défense, Itzhak Rabin partagent le même souci : la menace de nouveaux attentats. Les rapports des services de renseignements sont alarmants.
Après l’annulation de l’accord signé entre Arafat et le roi Hussein en février 1985 sur l’avenir de la Cisjordanie et Jérusalem-Est, l’OLP, sous ses diverses factions, se lance dans une série d’attentats spectaculaires contre les cibles israéliennes à l’étranger.
Le 1er octobre 1985, une escadrille de F16 bombarde le quartier général de l’OLP à Tunis. Un raid aérien long et compliqué est lancé avec audace. 60 combattants palestiniens sont tués. Arafat l’a échappé belle. La petite communauté juive de Tunisie est fort inquiète.
Shimon Pérès, très rassurant, déclare à la télévision : « Tant que je serai Premier ministre, je veillerai à la sécurité des citoyens israéliens et des Juifs de la diaspora. Nous poursuivrons avec tous nos moyens la lutte inlassable contre le terrorisme. »
Trois semaines plus tard, Shimon Pérès est aux Nations-Unies. Il rencontre plus d’une trentaine de chefs d’Etat ou de gouvernements, dont les représentants des pays de l’Est et d’Afrique avec lesquels Israël n’entretient pas de relations diplomatiques. Devant l’Assemblée générale, Pérès expose un plan de paix en sept points et focalise l’attention sur la proposition d’entamer des négociations directes à Amman avec une délégation conjointe jordano-palestinienne.
En s’adressant au roi Hussein, il déclare : « Je proclame devant cette honorable assemblée que l’état de guerre entre Israël et la Jordanie doit cesser immédiatement. Je suis convaincu que réciproquement le roi hachémite approuvera ce pas important entre nos deux pays. »
A Londres, Pérès rencontre secrètement le roi jordanien et conclut avec lui un accord. « Le document de Londres » est sans doute une percée historique en direction de la paix. Il écarte Yasser Arafat, principal obstacle, et favorise le dialogue avec la Jordanie. Toutefois, par précipitation et par maladresse, Shimon Pérès n’a pas consulté préalablement Itzhak Shamir, ce qui provoque une crise gouvernementale. Shamir ne peut accepter que Pérès mijote un accord derrière son dos avec le roi. Pérès a commis dans cette affaire plusieurs erreurs graves et sa conduite est surprenante. Ces adversaires de droite citeront d’emblée le titre tristement célèbre qu’a décerné Rabin à Shimon Pérès : « l’éternel intrigant ».
Le précieux document signé à Londres, fondé sur une conférence internationale et basé sur les résolutions 242 et 338 de l’ONU, est mis dans un fond de tiroir comme hélas tant d’autres de plans de paix. Pérès est sur la sellette et toutes ses tentatives de retrouver sa crédibilité et la confiance de Shamir sont vouées à l’échec.
L’éclatement de la coalition du gouvernement d’union nationale reconduit Shamir dans ses fonctions de Premier ministre. Il forme un gouvernement « musclé » de députés d’extrême-droite et se cramponne de toutes ses forces sur ses positions intransigeantes.
Shimon Pérès, dans l’opposition, médite longuement les paroles de Winston Churchill : « Un homme politique qui, physiquement, ne peut mourir qu’une fois, peut mourir cent fois politiquement. »
Dans cette nouvelle traversée du désert, Pérès consacre ses occupations à voyager et à lire. Ce sont ses deux véritables passions. On le trouve plus souvent à l’étranger qu’en Israël. Il est capable de faire des milliers de kilomètres pour participer à un colloque ou une conférence. Il adore prendre l’avion. Ces voyages le transforment. Lui donnent un second souffle. Il est partout. Dans toutes les capitales. Avec les Grands de la planète. Les lauréats des Nobel. Avec les stars d’Hollywood, du monde du spectacle et du showbiz.
Pérès est un « bon vivant » et un gourmet. Il adore les mondanités. Il fréquente les meilleurs restaurants, aime la bonne chère (non kasher) et le bon vin. On peut même le remarquer tard dans la nuit en compagnie d’amis, dans un bar… ou le voir danser avec une belle blonde.
Toujours en pleine forme et rayonnant. Il change même de look en faisant rehausser ses paupières. Chaque matin, il pratique une séance de culture physique pour oublier son mal de dos. Arrête de fumer et garde une silhouette de jeune homme, même à son âge…
Ses lectures préférées sont les biographies des grands hommes. Au fil des ans, il lit les grands classiques en hébreu, mais aussi de nombreux ouvrages qu’il achète et commande à l’étranger. A chaque déplacement, une visite chez un libraire est prévue. Une habitude qu’il a héritée de Ben Gourion.
Lors d’une des nombreuses conversations que j’eus avec lui, il me dira : « J’aime la lecture plus que le théâtre, le cinéma ou la musique, car je reste libre, c’est moi qui dicte le rythme, pour plonger dans ce monde imaginaire, cet univers merveilleux. Un ouvrage est comme une femme qu’on aime au premier regard, par coup de foudre… »
Sonia Pérès est très différente de son époux. On ne la voit presque jamais en public ou dans les déplacements de son mari à l’étranger. Très discrète, elle fuit les caméras et les journalistes. Durant plusieurs années, elle a apporté son concours à un centre d’enfants invalides.
La présence de Shimon Pérès dans les rangs de l’opposition durera jusqu’au mois de juillet 1992, et juste après la victoire éclatante de son rival, Itzhak Rabin, aux élections législatives, Pérès est à nouveau ministre des Affaires étrangères. Il comprend enfin qu’il n’a pas d’alternative et qu’il doit s’entendre avec Rabin. Les temps ont évolué, les pensées aussi et l’âge est venu.
En dépit de leur méfiance réciproque, les deux hommes peuvent en effet former un excellent tandem pour relancer le processus de paix. Ils s’attèlent avec détermination et enthousiasme et signent, contre toute attente, des accords de paix avec Yasser Arafat. Mais hélas, dans cette affaire aussi, l’irréductible et trop pressé, Shimon Pérès a entraîné Rabin et tout le pays dans une aventure dangereuse. Sa vision idyllique d’un Proche-Orient « idéal » n’est malheureusement pas pour demain. Pérès, avec son optimisme inébranlable, a mis la charrue avant les bœufs. Il comprend trop tard que la fin des hostilités avec les Palestiniens ne va se réaliser que par étapes, loin des flashes et des caméras. Le processus d’Oslo a aveuglé Pérès. Dans sa lancée, il avait pris un train plus rapide que le TGV et n’avait jamais voulu s’arrêter à la « station de la réflexion »…
Résultats de cette politique hâtive : un échec cuisant sur le terrain, le fléau du terrorisme et de la corruption, et la bassesse de l’assassinat d’Itzhak Rabin par une crapule fanatique d’extrême-droite.
Shimon Pérès ne baisse pas les bras pour autant. Il a connu des batailles et des épreuves mais poursuit contre vents et marées sa longue marche vers la paix. En dépit de sa forte détermination, il perd une fois encore les élections législatives de juin 1996. Il cède cette fois la place à un jeune loup de la politique, Benjamin Nethanyaou.
A nouveau dans l’opposition, Pérès cède aussi sa place à Ehud Barak, qui gagne les élections à la tête de son parti et qui trois mois plus tard, devient Premier ministre. Pérès est écarté une fois encore des grandes décisions. Les pages d’histoire s’écrivent sans lui.
Au mois d’août du nouveau millénaire, Shimon Pérès subit un douloureux échec. Un député austère du Likoud, Moshé Katsav, gagne les élections pour la présidence de l’Etat. Ainsi va le monde, tout semble s’effondrer autour du vieux routier de la politique, lauréat du prix Nobel de la Paix.
Plusieurs fois humilié en peu de temps, Pérès, d’humeur noire, attend impatiemment des jours meilleurs, jusqu’au 6 février 2001, jour de la victoire écrasante d’Ariel Sharon du Likoud sur Ehud Barak, le travailliste.
Sharon est heureux de le nommer chef de la diplomatie et Pérès accepte ce poste avec joie. Toutefois, il suit presque à la lettre la politique du « Bouteur » et devient son meilleur avocat. Il remise dans un tiroir ses plans utopiques pour l’établissement d’un « nouveau Proche-Orient » et plaide une nouvelle bonne cause, celle de « la paix et de la sécurité ».
En dépit des difficultés et des tiraillements au sein du parti travailliste ainsi que d’une crise gouvernementale, Pérès est fidèle à Sharon. Il vient de fêter ses 80 ans en grande pompe avec les grands de ce monde. Les deux vieux routiers de la politique israélienne se retrouvent pour mettre sur rail leur nouveau plan. Ils sont de la même génération et se connaissent de longue date. Ils se respectent et s’estiment depuis que Ben Gourion a pris en affection le capitaine Arik. Pourtant, leurs caractères diffèrent totalement et leurs opinions sont souvent opposées. Le second est un fin diplomate avec une vision de l’avenir. C’est précisément cette opposition qui leur permet peut-être de se compléter. Entre ces deux acteurs principaux de l’histoire d’Israël, qui s’écrit au pas de course, il n’y pas de désaccord sur les grandes lignes du processus de paix. Pérès a déjà travaillé en tandem avec Rabin mais Sharon a un grand avantage sur ses prédécesseurs : c’est un véritable bulldozer qui sait mettre en œuvre tout projet, même le plus audacieux, comme celui d’évacuer les colonies de peuplement de la bande de Gaza et du nord de la Cisjordanie.
Suite à un remaniement ministériel, Pérès, assoiffé de pouvoir et gonflé d’orgueil, accepte un poste « taillé » spécialement pour lui : « Premier ministre suppléant, chargé de la mise en œuvre des infrastructures économiques après le retrait de Gaza et responsable du développement de la Galilée et du désert du Néguev. »
Pérès, qui n’abandonne toujours pas la présidence du parti travailliste, se trouve confronté à un nouveau candidat, le chef de la centrale syndical Histadrout, Amir Peretz, 53 ans. Toujours grand favori dans les sondages, Pérès, 82 ans, sous-estime son adversaire. Il aura tort. La victoire de d’Amir Peretz est surprenante, historique, même s’il déçoit profondément par la suite. Pour la première fois, un « Marocain » devient le chef du Mapai, le leader d’un grand parti dirigé naguère par Ben Gourion, Lévy Eshkol et Golda Meir ou encore Shimon Pérès. Cette dernière figure légendaire perd une fois de plus les élections. Humilié et ulcéré, il exige une révision des résultats, une enquête sur d’éventuels fraudes et falsifications de bulletins de vote. Dans ces moments tristes de sa carrière, j’ai vu un Pérès grincheux, aigre, atrabilaire.
J’ai observé un Pérès différent de son image d’homme d’Etat digne et intègre. Je lui demande d’abandonner la scène politique dans la dignité et dans l’honneur. Il refuse. Pérès est mauvais perdant, mauvais joueur. Cela frise le mélo et la parano ! Il refuse même d’adresser la parole au grand gagnant ne serait-ce que pour le féliciter brièvement. Il s’isole chez lui, pour réfléchir, méditer sur son avenir.
La victoire d’Amir Peretz est non seulement symbolique et sans précédent dans les annales du parti travailliste, mais surtout, elle provoque la chute du gouvernement Sharon et une scission au sein du Likoud. Tout s’écroule en quelques semaines. C’est un véritable big-bang.
Perplexe, Shimon Pérès, visionnaire et accroché au pouvoir, prouve que la politique est aphrodisiaque. Dans une conférence de presse, il déclare, l’air grave :
« J’ai décidé de quitter le parti travailliste. » S’appuyant sur un texte écrit, il affirme sur un ton mélancolique : « Mon action au sein du parti travailliste est arrivée à son terme. J’ai décidé de soutenir Ariel Sharon et son nouveau parti, Kadima. »
C’est clair, Shimon Pérès n’a pas changé et pour rester au pouvoir, il est prêt à toutes sortes de contorsions. Sa dernière déclaration met en lumière son manque d’assurance électorale, un comportement vacillant, la détresse et l’embarras de l’homme politique. Talleyrand disait : « En politique, la trahison est affaire de dates ». On pourrait ajouter : surtout dans le calendrier hébraïque…
Depuis la création de l’Etat hébreu, Pérès est au cœur des évènements et derrière plutôt que devant les décisions cruciales des gouvernements d’Israël. Il est sans doute son éminence grise : on adopte tôt ou tard ses idées et, finalement, on applique sa politique, sans se l’avouer.
Sept ans après avoir perdu la présidence de l’Etat à la faveur de Moshé Katsav, Shimon Pérès se représente, sans peur et sans reproche, aux élections devant le parlement israélien.
C’est l’ultime bataille politique après 48 années de vie parlementaire.
Le 13 juin 2007, la Knesset vote et le suspense est à son comble. Après une longue attente angoissée, Shimon Pérès, 84 ans remporte enfin une victoire et parvient à faire mentir sa réputation d’éternel perdant. Le petit-fils du rabbin Zalman Persky est en ce jour historique, le Neuvième président de l’Etat d’Israël.
Personne n’en doute, Shimon Pérès est un animal politique, une symphonie diplomatique inachevée…
Il nous confiera un jour : « J’espère qu’on écrira sur ma tombe : « Mort avant son temps. »