Mauritanie : un témoignage israélien

En avril 1998, le directeur général du ministère israélien des Affaires étrangères, Eytan Bentsur, me propose de prendre la tête de notre mission diplomatique à Nouakchott, capitale de la Mauritanie. J’étais à l’époque au cabinet du ministre, chargé de la communication et porte-parole de la délégation israélienne aux pourparlers de paix. Netanyahou était Premier ministre, et nous étions dans une impasse avec les Palestiniens. La proposition de Bentsur n’avait franchement rien d’attirant. J’avais, en effet, entendu parler de ce vaste État désertique qu’est la Mauritanie, du rallye Paris-Dakar qui traverse ce pays, mais rien de plus. Pour l’écrasante majorité des Israéliens, il était, hélas, complètement méconnu. On ignore même qu’il est membre à part entière de la Ligue arabe.
J’approfondis mes connaissances. Je me renseigne, consulte des documents et des ouvrages, dont ceux de Théodore Monod. Je relis Le petit prince… On m’avait raconté que ce récit était fondé sur une légende berbère… Je discute avec mes proches collaborateurs et des amis. Tous se montrent sceptiques et me déconseillent de partir pour ce coin perdu de la planète. Perplexe, je retourne chez Bentsur avec l’intention de décliner l’offre et de solliciter une autre capitale… Il s’obstine et me brosse un tableau de la situation. Il évoque la diplomatie classique et les missions discrètes. À l’en croire, l’avenir d’Israël est vraiment en jeu, et Nouakchott serait le nombril du monde… Une heure plus tard, je ressors du bureau avec une impression différente. Ma mission se précisait. Je pars « ouvrir une première ambassade d’Israël dans le Sahara ».
Le lendemain, à l’issue d’une longue nuit de réflexion, je donne mon accord et m’engage à relever le défi. Une grande aventure commence. Ce ne sera pas une partie de plaisir. Quelques jours plus tard, je prenais au départ de Paris le vol hebdomadaire d’Air France à destination de Nouakchott. Après plus de cinq heures entre ciel et terre, l’avion navigue à basse altitude et longe les côtes de l’océan Atlantique. Avant l’atterrissage, j’aperçois à travers le hublot un contraste unique et un panorama captivant : une vaste étendue d’eau miroite au soleil devant l’immensité du désert. Ici et là, je distingue des maisonnettes en argile, une caravane de nomades qui passe avec un troupeau de moutons et plusieurs chameaux. Quelques rares voitures circulent sur des routes ensablées. À l’aéroport, c’est une lumière aveuglante qui jaillit de partout et de nulle part; un vent chaud et sec m’envoûte. Ici, le désert est dans toute sa splendeur et souvent capricieux. Les Mauritaniens ont l’accueil chaleureux. L’étranger est ici reçu à bras ouvert, avec simplicité mais royalement.
Le territoire de la Mauritanie, c’est cinquante fois Israël. Une charnière entre le Maghreb et l’Afrique occidentale, habitée par une double identité, arabe et africaine. Une riche mosaïque ethnique, tribale et folklorique, en harmonie et paisible. Loin des projecteurs coexistent dans la tranquillité Maures et Haratines arabophones, et Noirs-africains. C’est dans cette oasis de paix et sous une tente que Moktar Ould Dadah, le fondateur de la République mauritanienne, a proclamé, le 28 novembre 1960, l’indépendance de son pays. Depuis, on n’oubliera jamais traditions et symboles et une énorme tente accueille le parlement local, bastion de la démocratie nomade. La vie en brousse et centres urbains modernes se complètent. Qui a les moyens téléphone de son portable à dos de chameau, ou communique par ordinateur en gardant les moutons… Aucun complexe ne grève ici l’attachement à la terre et aux ancêtres bédouins. En dépit des difficultés et des misères, nous sommes au royaume de la dignité. Une certaine fierté. On ne pleure jamais sur son sort, car Allah est grand. On moquera l’apparat, le luxe, le faste et la course vertigineuse aux richesses. Ici, rien ne presse ni dans le temps ni dans l’espace. « À quoi sert de courir aux dunes ?», dit un dicton local; réponse : « L’homme pressé n’ira pas très loin… » Ce proverbe incarne pour les Mauritaniens une ligne de conduite dans tous les domaines, diplomatie incluse. Cette population a vocation à mener une vie paisible et digne; les conflits se résolvant autant que possible par le compromis. Une philosophie millénaire qui devrait servir d’exemple aux chancelleries occidentales d’aujourd’hui.
Dans ce contexte, ma première rencontre prévue avec le président de la République paraissait cruciale pour l’avenir des relations entre les deux pays. Maaouya Ould Sid’Ahmed Taya est au pouvoir depuis 1984. Il gouverne son pays d’une main de fer et a réussi à déjouer plusieurs tentatives de coups d’État. Le plus meurtrier avortant de justesse. Quelques mois plus tard, le 7 novembre 2003, Taya était réélu démocratiquement avec une confortable majorité.
Le président mauritanien est un personnage hors pair dans le monde arabe. Affable, discret et sans prétentions, il incarne la force tranquille. Il me reçoit chaleureusement en sa résidence située dans le quartier des ambassades. Habillé à quatre épingles, le visage doux et la moustache soignée à la Clark Gable, il parle d’une voix calme de son pays et de ses projets de réforme. Un entretien qui était prévu pour une vingtaine de minutes et qualifié « de courtoisie » se prolonge sur plus d’une heure et demie. C’est la première fois que le président mauritanien s’entretenait avec un représentant de l’État d’Israël. Depuis, j’ai eu le privilège de le rencontrer fréquemment. Impossible, malheureusement, de relater en détail les sujets abordés, mais le président mauritanien avait, à l’évidence, pris courageusement et seul une décision stratégique qui risquait d’ébranler son propre régime et de le faire écarter de la Ligue arabe. Ce grand virage de la Mauritanie n’a pas été pris brusquement, du jour au lendemain. Il a été réfléchi et réalisé dans la discrétion d’après les règles de la diplomatie classique, celle de Callières. Une diplomatie faite de patience, de courtoisie et d’étude approfondie des dossiers; j’ajouterais loin des caméras et des micros…
Ma première rencontre avec le président mauritanien a donc scellé l’amitié entre les deux peuples et ouvert la voie à l’établissement de relations diplomatiques complètes entre Jérusalem et Nouakchott. C’est à l’issue des accords d’Oslo, ratifiés en septembre 1993 par Arafat et Rabin que trois pays du Maghreb (Tunisie, Maroc et Mauritanie) avaient accepté d’établir des relations diplomatiques avec Israël sans pour autant ouvrir des ambassades. Les relations complètes étaient ajournées sine die et renvoyées au jour où une paix véritable serait établie au Proche-Orient. Il s’agissait, en jargon diplomatique, du niveau le plus bas dans les relations entre deux États : un bureau d’« intérêt » ou de « liaison ».
Le 26 octobre 1999, je pars pour Washington, afin de participer à la cérémonie solennelle en présence des deux ministres des Affaires étrangères : David Levy et Ahmed Ould Sid’Ahmed, et sous le patronage du secrétaire d’État, Madeleine Albright. Je repars à Nouakchott avec en main mon accréditation de premier ambassadeur de l’État d’Israel en République islamique de Mauritanie, voire de premier ambassadeur de l’État hébreu en Afrique du Nord. Ainsi, après l’Égypte et la Jordanie, la Mauritanie est devenue le troisième pays arabe à établir des relations diplomatiques pleines et entières avec Israël.

Loin du conflit au Proche-Orient, mais proche de ses frères arabes, le président Taya est applaudi par les Israéliens et les Américains pour sa clairvoyance et sa sagesse. Depuis ce changement de cap, la Mauritanie s’efforcera d’apporter sa contribution à l’apaisement des tensions régionales et à la relance du processus de paix. Elle était même prête à accueillir une conférence de paix. Ses ministres sont venus en plein jour à Jérusalem. Ils ont rencontré Ariel Sharon dans son ranch et ont été reçus à bras ouverts. De son côté, Shimon Pérès a effectué une visite à Nouakchott et des députés de la Knesset ont sillonné le pays. Des dizaines de Mauritaniens ont pu suivre différents stages en Israël. Un centre de dépistage et de traitement du cancer a été créé en Mauritanie; des ophtalmologues israéliens y sont venus travailler à la prévention de la cécité et traiter les maladies des yeux. Ils ont opéré plus d’un millier de cataractes. Du jour au lendemain, des femmes, des hommes et des vieillards pouvaient recouvrer la vue grâce à des médecins israéliens ! La nouvelle allait se répandre rapidement dans les rues et sur les marchés. On annonçait que des « miracles » étaient accomplis par les Israéliens. La confiance était devenue aveugle. Les juifs ont ouvert les yeux des Mauritaniens; ceux-ci ont déposé les préjugés aux vestiaires et ouvert le cœur et les portes de cet État isolé et renfermé sur lui-même.
Ici, le temps s’est arrêté auMoyen Âge. Tout est à refaire de A à Z. Un vaste pays peuplé par moins de trois millions d’habitants et confronté à d’énormes problèmes : sécheresse, désertification, invasion des insectes, fréquentes épidémies. L’année dernière, une invasion massive de criquets et une mauvaise saison des pluies. Le seuil de l’espérance de vie ne dépasse pas la cinquantaine ! Le chômage est généralisé et la pauvreté omniprésente !Le salaire mensuel minimum est de trente huit euros ! Ahurissant ! Comment ne pas être attristé par la carapace d’indifférence des pays frères arabes, et scandalisé par le désintérêt des cheikhs et princes qui vivent confortablement dans leurs palaces dorés ? La Mauritanie n’a pas connu la bénédiction de l’or noir; même si de récents forages en mer donnent à espérer. Poisson et minerai de fer constituent les principales ressources qui ont été exploitées sans scrupule par des compagnies étrangères et un noyau d’hommes d’affaires mauritaniens proches du pouvoir. Il est clair que le manque de transparence et de responsabilité dans certains domaines de gouvernance fait obstacle à la croissance économique. Les récentes réformes dans ce sens sont importantes mais pas suffisantes. Un gros effort devrait être également accompli dans le domaine des droits de l’homme. Certes, l’esclavage n’existe pas officiellement, mais nous l’avons rencontré sous forme de servitude forcée, dans des zones lointaines de la capitale.
Pour ce qui est de la liberté de circulation et d’expression, il y a toujours des arrestations et détentions arbitraires d’opposants par les forces de sécurité. Alors que le gouvernement tolère une certaine indépendance de la presse, il continue de censurer les publications. Sur plus de quatre cents journaux enregistrés au ministère de l’Intérieur, il n’y en a qu’une vingtaine qui paraissent régulièrement. Le gouvernement mauritanien, comme d’autres pays arabes, a interdit la diffusion d’al-Jazeera pour ses critiques acerbes, mais aussi interrompu, en novembre 2000, la diffusion de Radio France Internationale pour des raisons analogues…
De par sa constitution, la Mauritanie est une République islamique; l’islam y est la religion de l’État et des citoyens. Tout le monde, à part une infime minorité, est sunnite. Les chrétiens pratiquent librement et ouvertement. Sur cette terre d’islam, nous étions, avec trois de mes collègues diplomates, les seuls juifs… En dépit de l’incitation à la haine de certains mollahs fanatiques parachutés par l’Arabie saoudite, il règne un climat de tolérance et de coexistence. Le président mauritanien a eu la sagesse d’écarter les dirigeants religieux du gouvernement. Encore une décision courageuse et qui aurait dû être prise depuis longtemps en Israël… Dans ce pays islamique, il y a, en pratique, une séparation entre la religion d’une part, le pouvoir exécutif et législatif d’autre part. Pas de serment sur le Coran pour les fonctionnaires ou membres du parti au pouvoir, sauf pour le Président et les quinze membres du Conseil supérieur de la magistrature et du Conseil constitutionnel. D’ailleurs, le Code civil ignore la charia (loi islamique), et celle-ci n’a jamais été appliquée. Ces dernières années, le gouvernement a fait un effort considérable dans l’enseignement, et le pays est scolarisé à 89%. Contrairement à d’autres pays arabes, la Mauritanie promeut l’enseignement des langues étrangères.
Durant notre séjour, nous avons sillonné ce gigantesque pays du Sud au Nord. Nous avons parcouru la côte vierge en nous en tenant scrupuleusement aux consignes sur la marée… Et nous avons pu rencontrer, sur le chemin de la capitale économique, Nouadhibou, des milliers d’oiseaux migrateurs. Des flamants roses, pélicans, hérons se regroupaient sur de magnifiques plans d’eau. Nous avons traversé le parc naturel du banc d’Arguin, une des réserves ornithologiques les plus spectaculaires de la planète… À quelques kilomètres de là, nous n’avons pas manqué le passage du train le plus long et le plus lourd du monde : six locomotives et une vingtaine de wagons sur deux kilomètres chargés de minerai de fer et de passagers… Sur le chemin du retour, un passage par Chinguetti était obligatoire. Ce merveilleux village posé comme une couronne sur la nudité du désert date de 777. C’est le septième lieu sacré de l’islam… Les ruines nous ont attristés : vestiges d’un riche patrimoine disparu. Le seul musée qui reste en dessous des dunes est minuscule, et ses trésors et livres anciens, hélas délabrés, faute de conservateurs spécialisés et de moyens financiers. Comment ne pas être révolté par l’indifférence universelle, mais surtout celle des intellectuels musulmans et arabes… Le peuple juif n’aurait jamais toléré l’annihilation de son patrimoine culturel…
En politique étrangère, La Mauritanie est toujours confrontée à de vieux contentieux latents. Du côté du Sud, l’eau a longtemps été sujet d’affrontement entre éleveurs mauritaniens et agriculteurs sénégalais. Plusieurs centaines de personnes ont été tuées en 1989, et cela a provoqué l’exode de milliers de réfugiés. En juin 2000, une nouvelle crise a été évitée de justesse par la sagesse des deux présidents francophones. La Mauritanie reste discrète sur le Sahara occidental; elle maintient un équilibre entre Algérie et Maroc, tout en se rapprochant de Rabat depuis l’avènement de Mohammed VI.
Depuis l’établissement des relations diplomatiques avec Israël, la Mauritanie a rompu ses relations avec l’Irak. Rappelons que Nouakchott était, pendant la première guerre du Golfe, le seul pays arabe avec l’OLP d’Arafat à soutenir le régime de Saddam Hussein. Le président mauritanien est toujours le même au pouvoir, Arafat n’est plus de ce monde, et Saddam attend en prison le verdict de son peuple… Ainsi tourne le monde…
La Mauritanie , qui a joué un rôle déterminant dans la constitution de l’Union duMaghreb arabe, s’est également brouillée avec Tripoli. Elle a même accusé le dirigeant libyen d’avoir été impliqué dans la tentative de coup d’État du 8 août 2004. Le rapprochement du colonel Kadhafi avec l’Occident et ses déclarations apaisantes à l’égard des États-Unis et d’Israël modifieront probablement le climat des relations entre ces deux pays frères du Maghreb.
Jérusalem considère la Mauritaniecomme un pays faisant partie du Proche-Orient élargi, contrairement au département d’État américain et au Quai d’Orsay, qui le placent géopolitiquement en Afrique. Nous pensons qu’Américains et Français commettent une erreur, car ce pays est avant tout arabe. Son arabité est limpide; il est profondément attaché tant au monde arabe qu’à la solution du conflit israélo-palestinien. Une attitude visible dans toutes les couches de la population, en particulier chez les Maures. Ce pays s’est constitué sur un héritage historique et culturel, nourri de probité intellectuelle et d’endurance devant les anathèmes du passé. Les promesses du président Taya, lors de notre première rencontre, ont été tenues. Sa parole de maintenir des relations diplomatiques pleines et ouvertes avec l’État hébreu a résisté aux menaces et aux pressions. La Mauritanie sera le seul pays arabe à ne pas geler ses rapports avec Israël, en raison de l’Intifada déclenchée par Yasser Arafat, en septembre 2000.
La Mauritanie, ce petit État qui a été longtemps prisonnier de l’orbite irakienne et libyenne demeure fragile devant la poussée des intégristes et les menaces d’al-Qaïda. Mais il a prouvé au monde que la promesse de l’homme du désert est un engagement à vie pour le meilleur comme pour le pire.Freddy Eytan ancien ambassadeur d’Israël en Mauritanie, directeur des Affaires européennes au Centre de l’État et des Affaires publiques, Jérusalem.