L’Irak dans la tourmente politico-ethnique et la pénurie d’eau
Le 15 septembre 2018, le député sunnite, Mohamed al-Halbousi, a été élu à la tête du parlement irakien après de longues tractations entre deux alliances chiites se présentant comme majoritaires, celle du Premier ministre sortant Haïdar al-Abadi et celle de son prédecesseur Nouri al-Maliki.
Soulignons que la présidence du Parlement irakien revient de droit à la communauté sunnite en vertu de l’accord de partage du pouvoir qui prévoit que le chef du gouvernement est chiite et le président de la République, kurde. Sa désignation, ainsi que celle de ses deux vice-présidents, est la première étape majeure sur la voie de la mise en place d’un nouveau gouvernement.
Le choix du Premier ministre est cependant loin d’être tranché faute de majorité claire au Parlement à l’issue des élections législatives du 12 mai 2018, entachées par des soupçons de fraude.
Cependant, depuis les élections législatives irakiennes du 12 mai 2018, le corps politique irakien a sombré dans une bataille acharnée entre deux principaux camps politiques opposés : le camp anti-iranien dirigé par le religieux chiite Moqtada al-Sadr et la faction pro-iranienne dirigée par Hadi el-Ameri.
Haïdar al-Abadi s’est allié au puissant imam chiite Moqtada al-Sadr pour conserver le pouvoir mais celui-ci leur est contesté par une alliance davantage alignée sur Téhéran avec à sa tête Nouri al-Maliki et un chef de milices pro-iraniennes, Hadi al-Ameri.
Le principal dignitaire chiite irakien, l’ayatollah Ali Sistani, pourrait peser sur les discussions après avoir réclamé un changement de gouvernance de Bagdad en raison de la crise socio-économique et des violences à Bassorah, la grande ville du sud du pays.
La question est très simple : lequel des deux camps formera le prochain gouvernement ? Selon la Constitution irakienne, la faction politique majoritaire au sein du Conseil des représentants, qui compte 329 membres, choisit tous les postes importants du pays. Comme aucune des factions élues n’a obtenu une nette majorité, même si l’alliance réformiste sahraouie de Moqtada al-Sadr a remporté le plus de sièges (54) par rapport à son rival (48), la course entre les deux camps doit aboutir à une coalition de factions diverses et ainsi assurer une majorité pour former un gouvernement.
Le camp pro-Iran comprend également Nouri al-Maliki, l’un des trois vice-présidents et chef du Parti islamique Dawa en Irak, ainsi que le chef des unités de mobilisation populaire de Hashd al-Shaabi, une milice pro-iranienne dirigée par Téhéran.
Dans la tourmente politico-ethnique, les projecteurs sont surtout braqués sur la troisième grande ville d’Irak, Bassorah.
Une rivière irakienne asséchée (Pakistani Press)
Dès le début du mois de septembre 2018, plusieurs manifestations violentes ont éclaté pour protester contre la corruption du gouvernement et l’ingérence iranienne en Irak. Trois roquettes Katioucha ont été tirées sur l’aéroport de Bassorah par des inconnus. L’intrigue politique joue sans doute un rôle considérable et plonge le pays dans le désarroi.
Le parti de Moqtada al-Sadr a souligné dès le début de la campagne électorale la nécessité de retrouver l’identité irakienne du pays et son indépendance par rapport aux intérêts iraniens. Il a cherché à former un gouvernement basé sur des technocrates à l’abri du clivage ethnique et religieux de la société irakienne.
L’importance et l’impact d’une telle politique constituaient un clair avertissement et un camouflet pour l’Iran et ses mandataires en Irak qui souhaitaient par tous les moyens d’empêcher un réalignement d’al-Sadr. En février 2018, Ali Akbar Velayati, conseiller du guide suprême, l’ayatollah Khamenei, s’est rendu en Irak en lançant un avertissement : « Nous ne permettrons plus aux libéraux et aux communistes de gouverner en Irak ».
Même le général Qasem Soleimani, chef de la force el-Qods au sein des Gardiens de la Révolution iranienne, a exercé de fortes pressions dans ce sens. L’Iran refuse farouchement le leadership du parti d’al-Sadr (qui semble avoir bénéficié d’un lobby américain actif) en essayant d’établir une majorité parlementaire qui pourrait revendiquer le droit de former un prochain gouvernement.
Le 3 septembre 2018, al-Sadr a annoncé la formation d’une liste unifiée de plus de 184 membres, affirmant ainsi le droit de pouvoir former un gouvernement. La nouvelle alliance comprend des religieux musulmans chiites tel Ammar al-Hakim, ainsi que plusieurs législateurs musulmans sunnites et des représentants des minorités turkmène, yazidie, mandéenne et chrétienne.
Le même jour, les opposants à Al-Sadr affirment avoir formé la plus grande faction en rassemblant 145 membres du parlement.
Soulignons que 41 membres kurdes irakiens n’ont toujours pas officiellement rejoint l’un des deux camps. Les Kurdes ont posé plusieurs conditions à leur soutien – en priorité, le rétablissement du contrôle de leurs frontières par le pouvoir central irakien, suite à l’échec de la proclamation de l’indépendance par le président du gouvernement régional du Kurdistan (GRK), Massoud Barzani. Les Kurdes recherchent également une répartition plus équitable des revenus pétroliers et la reconnaissance d’un statut spécial des combattants kurdes (les Peshmergas) ainsi que le paiement des salaires de tous les responsables gouvernementaux kurdes.
Le grave mécontentement irakien contre la grossière ingérence de l’Iran dans la politique irakienne a débuté lors de la nomination à Bagdad de l’ambassadeur Iraj Masjedi, officier supérieur des Gardiens de la Révolution durant ces 35 dernières années et ancien conseiller de Qasem Soleimani au sein des unités el-Qods. Cette nomination a choqué les Irakiens et bafoué leur honneur. Les Iraniens voulaient ignorer ainsi leur patriotisme et leur sensibilité nationale.
Pis encore, l’Iran avait transféré sur le territoire irakien des missiles balistiques pour les unités de mobilisation populaire sous commandement iranien. Dans la même veine, des articles publiés dans la presse soulignent que Basra subit un désastre humanitaire à cause des projets d’eau iraniens qui avaient détourné et endigué des affluents du Tigre.
La réponse irakienne fut prise sur le champ : Faleh el-Fayyad, chef de l’Agence de la Sécurité nationale, président des Forces de mobilisation populaire et fondateur du mouvement chiite Ataa, a été immédiatement limogé.
Dans ce contexte explosif, il semble qu’un affrontement inter-chiite soit fortement probable. Pour preuve, le 3 septembre 2018, des unités de l’armée irakienne ont interrompu une conférence de presse tenue par Hadi el-Ameri, chef du bloc pro-iranien au parlement – un événement inédit.
D’autre part, si l’Irak souhaite vraiment demeurer un pays souverain et indépendant, il devrait gagner la bataille actuelle pour acquérir le poste de Premier ministre.
Dans ce contexte d’incapacité à gouverner, l’Irak souffre de manque d’infrastructures essentielles, ainsi que d’une sécheresse sans précédent.
Le Tigre, principale source d’eau potable et pour l’agriculture, est presque sec et on peut le traverser à pied. Il y a quelques années, il fallait emprunter des ponts ou prendre un navire car l’eau du fleuve était trop profonde.
Le manque d’eau à Bassorah est à l’origine de l’épidémie de peste qui commence à frapper quotidiennement la population locale. 500 à 600 personnes sont chaque jour intoxiquées et admises dans les salles d’urgence des hôpitaux, atteintes de maladies de peau.
Les principaux facteurs qui ont contribué à cette catastrophe humanitaire sont la sécheresse qui sévit depuis six ans et, plus important encore, le fait que la Turquie et l’Iran détournent l’eau des fleuves irakiens.
Les deux pays ont construit des barrages sur l’Euphrate et le Tigre, réduisant le débit d’eau en Irak de plus de 40%. Plus de 42 rivières et sources d’eau ont été détournées par les Iraniens. Les Turcs ont construit cinq grands barrages sur le Tigre et plusieurs autres faisant partie d’un grand projet de construction de 14 barrages sur l’Euphrate et 8 sur le Tigre.
Près de 30% des eaux du Tigre proviennent d’Iran, où le barrage de Daryan a été inauguré en 2018, laissant le centre et le sud de l’Irak sans eau. Deux autres barrages iraniens ont réduit le débit des rivières Karoun et Kerkhe, deux principaux affluents du Tigre au nord de Bassorah.
D’autre part, avant l’invasion américaine en 2003, l’Irak produisait de l’électricité à partir de 12 centrales hydroélectriques. La diminution du débit d’eau a laissé les grandes villes irakiennes avec seulement un approvisionnement intermittent en électricité.
L’attention mondiale s’était concentrée sur les relations tendues entre l’Éthiopie et l’Égypte à cause de la construction du barrage Renaissance par l’Éthiopie sur le Nil Bleu, dont le réservoir, une fois rempli, abaissera probablement de un à deux mètres le niveau d’eau du Nil. Cependant, peu d’attention a été accordée au conflit des eaux du Tigre ( Dajla en arabe) et de l’Euphrate ( Furat en arabe), deux fleuves emblématiques dont l’existence même de l’Irak – dans les temps antiques et modernes – a dépendu.
Le barrage d’Ilisu sur le Tigre (capture d’écran YouTube)
Des émeutes meurtrières ont éclaté à Bassorah, à la suite des protestations de la population locale. Les troubles se sont aggravés suite à un incendie d‘un bâtiment gouvernemental.
La cause du mécontentement est due aux graves défaillances des infrastructures locales. Aujourd’hui, la contestation est principalement dirigée contre l’infrastructure d’eau potable à cause de laquelle, selon la presse locale, 500 à 600 personnes sont admises chaque jour aux urgences. Selon les autorités sanitaires de Bassorah, 17 000 cas d’infection intestinale dus à la contamination de l’eau ont été enregistrés. Les hôpitaux sont incapables de faire face aux flux de malades et les autorités ne savent pas non plus comment gérer l’épidémie des maladies et à la menace du choléra.
En raison d’une mauvaise gestion, les autorités locales n’ont pas répondu aux besoins de la population vivant dans la région et n’ont pas non plus prévu de développer des sources d’eau alternatives.
La crise de l’eau est due au changement climatique et à des conditions de quasi-sécheresse dans toute la région. L’Irak est plus vulnérable car il se situe en bassin-versant du Tigre et de l’Euphrate, et des projets sont développés en amont, par les pays voisins sans consulter les autorités irakiennes.
Cependant, les principaux facteurs qui ont contribué à cette catastrophe humanitaire sont la sécheresse qui sévit depuis six ans, caractérisée par des précipitations irrégulières et, plus important encore, par le fait que la Turquie et l’Iran détournent l’eau des fleuves irakiens.
Les deux pays ont construit des barrages sur l’Euphrate et le Tigre pour détourner les affluents vers les lacs et les rivières internes, empêchant les eaux d’entrer en Irak et réduisant le débit d’eau en Irak de plus de 40% du flux annuel vers l’Euphrate-Tigre Bassin de la rivière.
Selon des sources irakiennes, au moins 42 rivières et sources d’eau iraniennes ont été détournées par les Iraniens, provoquant une migration d’Irakiens des zones sinistrées. Les Turcs, pour leur part, ont construit cinq grands barrages sur le Tigre et plusieurs autres mineurs (partie d’un grand projet de construction de 22 barrages – 14 sur l’Euphrate et huit sur le Tigre) avec le barrage d’Ilisu le plus grand avec un réservoir de 300 kilomètres carrés.
L’usage de l’eau en Irak est problématique. Le ministère de l’agriculture doit mettre en œuvre des projets de rationalisation et de réduction de la consommation en eau, mais il n’a pas l’expertise requise. Les techniques d’irrigation par inondation qui datent de l’époque sumérienne sont inadaptées. Il faut donc réformer le secteur de l’eau et renforcer la coopération entre les ministères concernés. Tous les projets sont suspendus en raison de la crise gouvernementale.
L’Irak a été particulièrement touché par les projets d’eau iraniens qui ont détourné le cours du fleuve Sirwan, un affluent du Tigre. Près de 30% des eaux du Tigre sont originaires d’Iran où le barrage de Daryan a été achevé et ouvert en 2018. On estime que l’approvisionnement en eau via Sirwan serait réduit de 60%, laissant le centre et le sud de l’Irak sans eau suffisante.
La situation à Bassorah est plus grave car elle se situe à la fin du cours des rivières de l’Euphrate et du Tigre, où le débit est presque nul et à cause des deux autres barrages iraniens sur les rivières Karoun et Kerkhe, jadis deux principaux affluents du Tigre au nord de Bassorah. La chute des eaux du Tigre a entraîné l’intrusion d’eau salée du golfe Persique jusqu’à 140 km en amont du Chatt al-Arab où le réseau d’égout ouvert de Bassorah trouve également son déversoir.
À la suite des projets d’eau turcs et iraniens, l’Irak a subi une perte de plus de 50% de son eau, ce qui signifie que près de 5 à 6 millions de km2 de terres agricoles deviendront désertiques. À l’heure actuelle, le gouvernement a ordonné aux agriculteurs de cesser de cultiver des cultures assoiffées d’eau telles que le riz, le maïs et les céréales, obligeant le gouvernement à acheter du blé aux États-Unis et au Canada.
De plus, avant l’invasion américaine en 2003, l’Irak produisait de l’électricité à partir de 12 centrales hydroélectriques. La diminution du débit de la Turquie et de l’Iran, associée à la sécheresse et à la guerre avec l’État islamique, ont entraîné l’approvisionnement intermittent des principales villes irakiennes.
Les voisins de l’Irak, à la fois l’Iran et la Turquie, ont lancé leurs projets de barrage au plus fort des méfaits du gouvernement central irakien. En 1990, lorsque la Turquie a commencé à remplir le barrage Atatürk sur l’Euphrate, l’Iraq a menacé de bombarder le barrage et les Turcs ont réduit le processus de remplissage du réservoir du barrage.
Aujourd’hui, le faible gouvernement irakien est confronté à des défis multiples: il se remet d’une guerre de quatre ans contre l’Etat islamique; il est miné par un conflit interne chiite entre deux camps opposés (l’un est pro-iranien et l’autre pro-irakien). L’Iran essaie par tous les moyens de tirer l’Irak dans sa sphère d’influence ; l’armée turque est présente sur le territoire souverain irakien et l’Irak fait face à un problème perpétuel de Kurdes. L’Irak n’est pas en position de négocier avec ses voisins pour résoudre son problème d’eau.
Soulignons que les États-Unis, seule puissance qui aurait pu négocier un accord pour l’Irak, se trouve en conflit ouvert avec l’Iran et les relations avec le Turc Erdoğan sont extrêmement tendues.
L’Irak aurait besoin de 50 milliards de mètres cubes d’eau par an pour satisfaire ses besoins agricoles, domestiques et industriels, contre 30 milliards aujourd’hui. L’agriculture, qui emploie 80 % de l’eau en Irak, est la première affectée. Seul un tiers des terres arables du pays peuvent être exploitées, selon l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture.
En conclusion, l’Iran va probablement se frayer un chemin dans la politique irakienne en utilisant la ruse et ses mandataires. Téhéran souhaite garder l’Irak sous son contrôle, préférant un gouvernement faible et fragile qui lui permettra de consolider son rôle d’influence dans la guerre contre les Etats-Unis. L’Irak représente également un véritable tremplin dans les intentions hégémoniques iranienne pour pouvoir faire flotter l’étendard du croissant chiite au Moyen-Orient avec une présence territoriale en Irak, en Syrie et au Liban et un accès au bassin méditerranéen.
Jacques Neriah
Pour citer cet article :
Jacques Neriah, « L’Irak dans la tourmente politico-ethnique et la pénurie d’eau », Le CAPE de Jérusalem, publié le 25 septembre 2018: http://jcpa-lecape.org/lirak-dans-la-tourmente-politico-ethnique-et-la-penurie-deau/
Illustration de couverture : Un paysan irakien dans un champ asséché près de Najaf, 2 juillet 2018 (AFP/Haidar Hamdani)
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