L’homme fort de l’Egypte : portrait du maréchal Abdel Fatah al-Sissi
L’énigme plane toujours sur le maréchal égyptien Abdel Fatah al-Sissi. En effet, peu d’informations ont filtré sur sa carrière, sur sa vie personnelle, sa famille ou ses opinions. Et pourtant, Sissi jouit d’une popularité sans précédent en Egypte. Il est considéré comme un « super-héros », l’homme providentiel qui a sauvé le pays de l’anarchie, de la guerre civile et du despotisme des Frères musulmans.
Pour améliorer son image et se rapprocher des médias, Sissi a choisi de travailler étroitement avec une équipe de relations publiques professionnelle. Désormais, la presse couvre toutes ses apparitions publiques, ses discours comme ses activités quotidiennes.
Sissi n’est pas un novice en politique. En sa qualité de membre du Conseil Suprême des Forces Armées (CSFA), il est en fait le principal officier de liaison de différents partis politiques égyptiens. C’est un atout considérable pour mieux saisir les arcanes du pouvoir et la complexité de l’échiquier politique.
Né le 19 novembre 1954 dans un vieux quartier islamique du Caire, Sissi demeure très discret sur ses origines et son enfance. En 1973, durant la guerre du Kippour, qui fut la dernière guerre entre l’Egypte et Israël, il n’avait que 19 ans. Quatre ans plus tard, il est diplômé de l’Académie militaire. Il connaîtra ensuite une carrière militaire fulgurante.
En 2012, après 35 années de service actif, Sissi est nommé ministre de la Défense, devenant ainsi le chef tout puissant de l’armée égyptienne.
Sa carrière militaire reflète la décision stratégique prise par Anouar el-Sadate. Celui-ci avait changé le cap de l’Egypte en abandonnant l’allié soviétique pour se ranger dans le camp occidental et s’allier aux Etats-Unis. Sissi suivra une formation militaire en Amérique et au Royaume-Uni.
Après la chute de Moubarak en janvier 2011 et suite à l’élection de Morsi, le maréchal Mohammad Hussein Tantawi, ancien homme fort de l’Egypte, fut destitué et remplacé par Sissi. Onze mois plus tard, de nouvelles manifestations de rues éclatent au Caire, à Alexandrie, Suez et Port-Saïd. Sissi réagit avec un ultimatum et contraint Morsi à abdiquer. Après le départ forcé du président islamiste, un gouvernement de transition dirigé par Hazem el-Beblawi est rapidement constitué. Le 27 janvier 2014, Sissi est promu au plus haut rang de l’armée égyptienne, au titre de maréchal (“mouchir” en arabe).
Depuis, la presse arabe s’interroge souvent sur sa candidature à la présidentielle et sur ses chances de gagner ces élections programmées pour le mois d’avril prochain. La campagne électorale a déjà commencé et nous assistons à une véritable « Sissi mania ». Les rues des villes égyptiennes sont placardées d’affiches en sa faveur ; il triomphe sur les réseaux sociaux et dans les spots publicitaires à la télévision.
En fait, Sissi n’a pas de véritables adversaires. La plupart des candidats potentiels – Amr Moussa, Ahmad Shafik, Hamdeen Sabahi, Abd el Muneim Aboul Foutouh – ont déjà déclaré qu’ils se désisteraient au cas où Sissi posait officiellement sa candidature.
Le nouveau maître de l’Egypte n’est ni un populiste ni un démagogue. Lors de ses discours patriotiques, il utilise des mots simples sur un ton toujours doux, avec un langage familier et populaire. Dans sa conduite, il souhaite être « le gardien de la volonté du peuple », devenir le dauphin de Nasser, son successeur, seul capable de renforcer l’influence de l’Egypte dans le monde arabe et rapprocher l’armée égyptienne du peuple. Rappelons que le colonel Nasser avait combattu les Frères musulmans en les chassant ou en les jetant en prison. Il avait également conduit l’Egypte à la tête du monde arabe et des pays non-alignés.
Comme la majorité des Egyptiens, Sissi est un fervent musulman qui commence sa journée par la prière du matin (“Salat el-fajr“). Son épouse, comme d’ailleurs la plupart des femmes égyptiennes, porte le hijab (voile) en public. Cependant, Sissi évite de mêler la religion aux affaires politiques. Dans un récent discours devant le ministère des Forces Armées, il a déclaré que « le discours religieux est un grand défi pour le peuple égyptien ». Il a souligné que l’Islam devait s’adapter à la globalisation et à la modernité. Selon Sissi, il est temps de modifier un discours religieux qui n’a pas vraiment changé depuis 800 ans.
Sissi est le père de quatre enfants : trois fils et une fille. Ses fils sont tous diplômés de l’Académie militaire et ont rejoint les différentes unités des Forces de l’armée égyptienne. Son aîné est marié à la fille du directeur duRenseignement militaire, le général Mahmoud Hijazi.
Sissi est admiré des Egyptiens pour sa ténacité et son obstination, mais surtout pour le courage dont il a fait preuve face aux Frères musulmans, les ennemis jurés de l’armée pendant plus de huit décennies. Sissi est aussi un bourreau de travail, un bon analyste, fin tacticien et véritable stratège. Son entourage le décrit comme ayant une pensee créative et indépendante, quelqu’un de suffisamment flexible et pragmatique pour utiliser des méthodes non conventionnelles.
Depuis l’été dernier, Sissi a pris plusieurs décisions radicales qui ont changé le cours des événements en Egypte :
– Le départ forcé de Morsi et une vague d’arrestations au sein de la confrérie des Frères musulmans. Sissi a mis un terme au pouvoir de l’islam politique.
– Contrairement aux « conseils » de l’administration américaine, Sissi a employé les Forces armées contre les manifestants qui paralysaient Le Caire et les principales villes égyptiennes. Des centaines de membres de la confrérie islamiste ainsi que de nombreux policiers ont été tués lors de ces affrontements. L’administration américaine avait réagi en affirmant que Morsi était un président élu légitimement. Les Etats-Unis ont également gelé une partie de son aide militaire et interrompu leurs livraisons d’armes. Dans une interview au Washington Post, publiée le 3 août 2013, Sissi avait accusé l’administration Obama de trahir l’Egypte : « Vous avez tourné le dos aux Égyptiens et ils ne l’oublieront jamais !»
– Depuis qu’il a pris le pouvoir, Sissi a lancé un combat sans merci contre les djihadistes dans le Sinaï et contre le Hamas dans la bande de Gaza. Des centaines de tunnels ont été détruits et un siège a été mis en place pour stopper le trafic d’armes entre Gaza et le Sinaï. Les bonnes relations de travail avec les militaires israéliens lui ont donné une plus grande liberté de manœuvre et lui ont facilité la tâche dans sa lutte contre les djihadistes.
– Sissi a réussi à sortir l’économie égyptienne d’une crise profonde grâce à ses relations étroites avec l’Arabie saoudite. Il conserve de bonnes relations avec les Saoudiens depuis qu’il a été Attaché militaire à Riyad. Il a obtenu également des prêts importants des pays du Golfe, sans compter un prêt de 2 milliards de dollars de l’Arabie saoudite pour l’achat de matériel militaire à Moscou.
– Suite à la décision des Etats-Unis de soutenir les Frères musulmans, Sissi a choisi de rencontrer Poutine au Kremlin. S’en est suivie une montée en puissance de la Russie au Moyen-Orient et la chute libre des Etats-Unis.
– Le soutien d’une écrasante majorité égyptienne à la nouvelle Constitution est certainement le point culminant de la victoire de Sissi sur les Frères musulmans. La nouvelle Constitution accorde un rôle prioritaire aux Forces armées qui deviendront de facto les Gardiens de la gouvernance égyptienne.
Tout cela ne peut toutefois faire oublier que le pouvoir actuel dirige le pays d’une main de fer : les libertés sont bafouées, les critiques contre l’armée et le régime censurées, et de nombreux journalistes ont été arrêtés.
Le Maréchal Sissi deviendra probablement le prochain maître absolu de l’Egypte. Sera-t-il capable de la conduire vers une démocratie populaire selon ses propres promesses ? Ou envisagera-t-il un retour à l’ancien régime totalitaire, celui que le monde arabe a vécu durant plusieurs décennies ?
Jacques Neriah