L’Egypte se tourne vers Moscou
Le rapprochement actuel entre Le Caire et Moscou n’est pas le fait d’un choix délibéré du régime égyptien, mais plutôt une option de dernier recours, principalement en raison du fait que les autorités, et sans doute aussi la moitié de personnel politique égyptien, se sentent trahis par l’allié américain.
Le ressentiment égyptien à l’égard de Washington s’explique par plusieurs raisons, à commencer par l’impression que les Etats-Unis ont soutenu les Frères musulmans. Au lieu de pactiser avec les forces politiques opposées à la prolifération de l’Islam politique, ou au lieu de rester un minimum neutre, l’Administration américaine, dans sa lutte pour « sauver la démocratie en Egypte », a poussé à un compromis entre Morsi et l’opposition, qui ne pouvait être interprété que comme le fait que les Etats-Unis avaient choisi le camp de Morsi et des Frères musulmans.
La chute de Morsi, déposé par un coup d’Etat le 30 Juin 2013, fut difficile à accepter pour l’Administration Obama qui avait toujours vu en lui le premier président égyptien démocratiquement élu. Elle a choisi d’ignorer ce « coup d’Etat », ce qui aurait sinon signifié un arrêt total de l’aide américaine à l’Egypte. Cependant, la répression de l’armée contre les manifestations organisées par les Frères musulmans l’a poussé cette fois à exprimer sa réprobation en suspendant les livraisons d’armes. Cette décision porte sur 10 hélicoptères Apache, des systèmes d’armements de tanks, des missiles antinavires, mais aussi 4 avions de combat F-16. Parallèlement, des exercices militaires conjoints américano-égyptiens ont été annulés.
« L’Amérique a tourné le dos à l’Egypte », a déploré le général al-Sissi. La réaction qui suivit fut inattendue : se tourner vers Moscou.
Le rapprochement avec Moscou était logique, mais pas évident. Une génération entière sépare Le Caire de Moscou puisque leurs dernières véritables relations datent de la guerre du Kippour en 1973. Depuis, le corps des officiers égyptiens a été éduqué aux États-Unis, l’armement de l’armée égyptienne est américain et l’alliance avec Washington s’est doublée d’une aide politique et économique.
La venue en Egypte du ministre russe de la Défense, les 13 et 14 novembre derniers, a donc constitué un tournant majeur. D’autant plus que dans la délégation figurait Mikhail Zavaly, un haut représentant de Rosoboronexport, la société gouvernementale russe d’exportation d’armes, ce qui laisse à penser que l’Egypte cherche à se fournir auprès de Moscou pour pallier l’arrêt des livraisons américaines, voire un éventuel embargo de Washington.
Après la visite, un représentant de Rosoboronexport a déclaré que la Russie envisageait de vendre à l’Egypte des hélicoptères de combat, des systèmes de défense aérienne et des missiles antichars Kornet. D’autres sources font aussi état d’avions de combat et de sous-marins. Ces armes pourraient être financées par un tiers (on parle de l’Arabie Saoudite) ou par un prêt accordé à la Russie afin de financer ce contrat de plusieurs milliards de dollars.
D’après des articles égyptiens et russes, il a également été discuté durant cette visite de la possibilité de l’octroi à la Russie d’une base navale en Egypte qui pourrait devenir une alternative au port de Tartous en Syrie, où la Russie dispose d’une base navale limitée pour sa flotte méditerranéenne. De façon très significative, et pour la première fois depuis 1992, un navire de guerre russe a accosté à Alexandrie le 11 novembre dernier, deux jours avant l’arrivée de la délégation russe.
Russes et égyptiens ont également discuté de la coopération économique et ont même évoqué la possibilité de faire construire par Rosatom une centrale nucléaire qui fournirait 900 à 1 600 mégawatts d’électricité à l’Egypte.
Cependant, aux yeux des Egyptiens, la partie la plus importante de la visite était la légitimité politique accordée par Moscou au régime actuel et l’oubli, sinon le désaveu, de l’intermède Morsi. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, et les médias russes n’ont pas manqué de souligner que, contrairement aux Etats-Unis, la Russie ne cherchait pas à s’ingérer dans les affaires intérieures des autres pays, que sa loyauté envers ses amis ne faisait aucun doute et que c’était au peuple égyptien qu’il revenait de trouver la meilleure façon de résoudre ses problèmes internes.
Lavrov a même exprimé sa reconnaissance de la « contre-révolution » du 30 juin en déclarant, après sa rencontre avec le ministre égyptien des Affaires étrangères Nabil Fahmy : « La Russie souhaite que l’Egypte reste un Etat stable avec un système politique efficace… Nous pensons que le travail qui s’y fait actuellement, avec notamment la rédaction de la nouvelle Constitution et la tenue d’un référendum, aidera les Egyptiens aller de l’avant et atteindre les résultats voulus. » Lavrov a ajouté une note nostalgique en rappelant que Moscou et Le Caire fêtaient cette année 70 ans de relations diplomatiques. « L’Egypte a été et reste le premier partenaire de la Russie », a-t-il déclaré.
Si la campagne de charme russe a été bien accueillie au Caire, Nabil Fahmy a toutefois tenu à dire que l’Egypte ne renonçait pas à un allié pour l’autre. Au contraire, a-t-il dit, « l’indépendance est d’avoir des choix. Donc, l’objectif de cette politique étrangère est de donner des choix à l’Egypte, plus de choix. Par conséquent, je ne vais pas remplacer. Je vais ajouter. »
Reste à savoir dans quelle mesure les Etats-Unis accepteront ces nouvelles règles. Du côté égyptien, en tout cas, on se prépare à des jours plus difficiles.
Jacques Neriah