Le président égyptien au carrefour du destin

Cinq années se sont déjà écoulées depuis qu’Abdel Fatah el Sissi a pris ses fonctions présidentielles mais son régime n’a pas évolué vers des mesures démocratiques.

Il est devenu, de l’avis des observateurs occidentaux, un régime répressif contre tous ses détracteurs, contre les médias et contre ses opposants politiques.

Cette main de fer a été menée à ce jour au détriment des réformes nécessaires pour remettre sur les rails une économie au bord du gouffre.

En réalité, Sissi a radicalement transformé l’échiquier politique égyptien en offrant aux forces armées un statut sans précédent. Désormais, il est plus que jamais évident que l’Egypte est et demeurera une société militaire.

La répression

C’est bien clair, depuis sa prise de fonction, Abdel Fatah el-Sissi a multiplié les mesures draconiennes pour transformer l’échiquier politique égyptien en un régime sans aucune tolérance. Désormais, critiquer le pouvoir équivaut à une contestation ouverte de l’autorité présidentielle.

Depuis que Sissi est au pouvoir en Egypte, on enregistre une forte augmentation du nombre de condamnations à mort prononcées par les tribunaux égyptiens. Préoccupé par les critiques de l’opposition, des chancelleries et de la presse internationale, Sissi adopte de sévères mesures limitant la liberté d’expression. Sous prétexte de protéger le régime contre le terrorisme, une loi antiterroriste controversée a été promulguée protégeant la police et les forces de l’ordre tout en punissant les médias.

Cette loi vise aussi toute personne accusée de constituer ou de diriger un groupe défini comme “entité terroriste” par le gouvernement. Elle est passible de prison à vie, voire de peine de mort.

Officiers de renseignement turcs accusés par l’Egypte de collusion avec Daesh en 2015 (photo Egypt Daily News)

En outre, Sissi a ratifié récemment une nouvelle loi sur les médias. De nombreux journalistes de la presse écrite et des sites Internet ont été arrêtés, emprisonnés, et condamnés à des amendes pour avoir perpétré des infractions, comme la diffusion de fausses nouvelles et la critique du régime. Selon le rapport spécial d’une association internationale chargée de la protection des journalistes, l’Egypte comptait en effet le plus grand nombre de journalistes derrière les barreaux. En juillet 2018, le parlement égyptien a ratifié la nouvelle loi sur la presse instituant le Conseil supérieur de l’organisation des médias, le Conseil national de la presse et le Conseil national des médias, qui réglementent tous les domaines du journalisme. Par exemple, aucun journal ou média ne serait autorisé à couvrir des événements si au moins 70% de ses membres n’appartiennent pas à l’Association de la Presse. Les journalistes sont interdits de recevoir toute forme de contribution financière extérieure. Aucune photo ne peut être prise à un événement sans autorisation préalable.

Les journalistes qui osent transgresser ces lois se retrouvent empêtrés dans un système judiciaire impitoyable.

En décembre 2016, la Cour suprême de Justice a réitéré une loi adoptée en 2013 interdisant des manifestations de rue. Ainsi, chaque manifestation doit être inscrite et approuvée par le ministère de l’Intérieur, et tout rassemblement public de plus de 10 personnes doit être signalé trois jours à l’avance. Toute infraction sera jugée par des peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à cinq ans.

Jamais dans l’histoire de l’Egypte moderne les tribunaux égyptiens n’ont prononcé autant de condamnations à mort contre les « ennemis du régime » et jamais autant de condamnations à mort n’ont été « approuvées » par le Grand Mufti d’Egypte.

Réélu dernièrement dans ses fonctions pour quatre prochaines années, ses missions demeurent les mêmes : réprimer les Islamistes dans le Sinaï, consolider le pouvoir en muselant les médias et mater toute révolte des opposants et chaque tentative de rébellion de la confrérie des Frères musulmans et de leurs alliés.

Le maréchal Sissi lors d’une opération dans le Sinaï (bureau de la Présidence égyptienne)

Les projets en cours

Comme ses prédécesseurs, le président Sissi manœuvre pour survivre. Durant son premier mandat, il a réalisé deux projets gigantesques : une voie maritime supplémentaire parallèle au canal de Suez ainsi que la construction d’un barrage sur les eaux du Nil destiné surtout à pouvoir sauvegarder une quantité d’eau nécessaire en cas de nouveau conflit avec l’Ethiopie qui déciderait de dériver ces eaux vers le barrage Renaissance installé sur son territoire.

Un « acte de guerre » qui provoquerait une sécheresse grave en Egypte car le niveau du Nil baisserait alors de près d’un mètre et demi !

Sissi n’a pas réussi à convaincre l’Ethiopie de réduire le rythme du remplissage du réservoir du barrage Renaissance à un rythme plus lent (6 à 10 ans minimum), mettant ainsi en péril l’écoulement de l’eau vers l’Egypte selon des accords conclus il y a près d’un siècle. Lors de la présidence de Morsi, l’Egypte envisageait de lancer une action militaire contre ce barrage. Depuis que Sissi a pris le pouvoir, il a préféré se tourner vers un arbitrage international et a demandé une étude structurelle de la part d’une société française acceptée par les deux parties du conflit.

Cependant l’économie égyptienne demeure très fragile. Soulignons que le dollar américain, qui s’échangeait il y a cinq ans à un taux de 6,69 livres égyptiennes l’est aujourd’hui à 17,99 livres égyptiennes. Le prix d’un litre d’essence n’était à l’époque que de 1,85 livre et maintenant de 6,75. Une bouteille de gaz vaut 50 livres soit six fois plus qu’en 2013. Il y a cinq ans, la dette extérieure de l’Egypte s’élevait à 34,5 milliards de dollars ; aujourd’hui, elle atteint 82,9 milliards. L’inflation en Egypte a doublé, passant de près de 15% à un record de 30% en octobre 2017.

 

Caricature représentant l’Arabie saoudite attachée aux îles Snapir et Tiran (Egypt Daily News)

La politique étrangère

En politique étrangère, Sissi a fait face à de sérieux dilemmes et a difficilement surmonté la vague de critiques et la vive opposition sur des décisions controversées. Par exemple, le transfert unilatéral des deux îles Snapir et Tiran, qui dominent la voie navigable du golfe d’Aqaba vers l’Arabie Saoudite. Ses relations avec le Soudan sont toujours tendues à cause du différend historique sur la souveraineté du Triangle de Halaieb, une bande de terre située entre l’Egypte et le Soudan riche en minerais et réserves de pétrole, que les deux pays revendiquent.

Sissi a aussi soutenu son allié stratégique, l’Arabie Saoudite, dans la guerre contre les Houthis au Yémen. Peu d’informations ont été publiées sur son intervention mais il semble que l’Egypte a bien envoyé une unité de parachutistes et des navires pour patrouiller en mer Rouge, ainsi que des avions appuyant l’aviation saoudienne. En raison de la dépendance de l’Egypte à l’aide financière saoudienne, Sissi est toujours engagé dans les efforts de guerre saoudiens, même si en réalité, il aurait préféré ne pas intervenir.

Sissi bénéficie du changement de l’administration américaine. Alors que l’administration Obama était réticente à son égard et a imposé un embargo sur les armes et les pièces de rechange, l’administration Trump semble être plus disposée à accepter le régime égyptien. Soulignons, que durant le mandat d’Obama les Egyptiens se trouvaient dans l’obligation de se tourner vers la France et la Russie pour trouver un soutien alternatif. Sissi a bien compris que ces alliances ne pourront jamais remplacer la générosité financière annuelle des États-Unis.

Quant à la Turquie d’Erdogan il s’agit certainement de la « bête noire » du régime égyptien. Les critiques publiques d’Erdogan et son soutien incontournable aux Frères musulmans, surtout lors du procès de Morsi, ont approfondi les divergences entre les deux pays. Rappelons que l’ancien président Hosni Moubarak, âgé de 90 ans, a été innocenté et libéré.

L’Egypte a même accusé la Turquie d’intervenir aux côtés des Islamistes dans le Sinaï et de soutenir la conduite des Frères musulmans en Egypte et à l’étranger. Soulignons que dans le Sinaï, 4 010 civils ont été tués par l’armée égyptienne, plus de 10 000 ont été jetés en prison et 262 maisons ont été détruites ou incendiées par les forces égyptiennes.

Le nombre de personnes dans les prisons égyptiennes a atteint plus de 60 000, alors que seulement la moitié a comparu devant les tribunaux civils ou militaires pour la détermination de la peine.

Troupes participant à la “Campagne du Sinaï”, février 2018 (photo Egypt Daily News)

Conscient des possibles répercussions juridiques des mesures répressives prises par les militaires et les agents de sécurité, le parlement égyptien a voté en juillet 2018 une loi accordant l’immunité complète contre toute procédure judiciaire contraire prise en Egypte ou par des instances internationales. Cette loi fait partie des avantages financiers accordés aux militaires, et notamment des augmentations salariales en récompense de leur « sacrifice ». En fait, il s’agit bien de sauvegarder la loyauté de l’armée envers le Président Sissi.

Pour les quatre prochaines années, les missions du Président Sissi se poursuivront dans le Sinaï contre les Islamistes car la péninsule demeure toujours une plaque tournante du terrorisme en dépit des promesses. Cela met aussi en question la crédibilité et l’efficacité de l’armée égyptienne. Sissi fera aussi tout ce qui est en son pouvoir pour améliorer la situation économique.

Cinq ans après, la guerre contre l’islam radical se poursuivra sans pitié ni merci et continuera d’être l’objectif principal du régime. Un tournant dans les relations avec les pays voisins tels que le Soudan et l’Éthiopie pourrait également affecter l’instabilité intérieure, tandis que l’Arabie saoudite et les États du Golfe (à l’exception du Qatar) demeureront, de facto, des alliés face à leurs mêmes ennemis : l’Iran et l’Islamistes.

En conclusion, le Président égyptien se trouve au carrefour du destin de son peuple. Pour réussir face aux défis à relever à l’intérieur et face auxmenaces de l’extérieur il doit gérer les affaires de l’Etat avec une main de fer dans un gant de velours.

Jacques Neriah

 


Pour citer cet article :

Jacques Neriah, « Le président égyptien au carrefour du destin », Le CAPE de Jérusalem, publié le 2 août 2018: https://jcpa-lecape.org/le-president-egyptien-au-carrefour-du-destin/


Illustration de couverture : Le président Sissi (Bureau de la présidence égyptienne)

NB : Toutes nos illustrations sont libres de droit, sauf mention contraire.

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