Le Hamas, un mouvement islamiste apocalyptique

Pierre Lurçat

(David Golder/CC BY-SA 4.0)

Trente-cinq ans après sa création, le Hamas palestinien demeure très mal connu en Occident. Alors qu’il est évoqué presque quotidiennement par les médias, il fait l’objet d’un nombre très réduit d’ouvrages sérieux et demeure un sujet mystérieux pour le public occidental.

Le présent article aborde un aspect essentiel et peu souvent étudié du mouvement islamiste palestinien.

Le Hamas est un mouvement islamiste radical, dont l’idéologie exprime une vision du monde marquée par les thèmes de l’eschatologie musulmane, dans lesquels les Juifs occupent une place centrale. Sa vision apocalyptique de l’affrontement ultime avec Israël exclut toute possibilité de coexistence ou de modération, et elle est identique à celle des mouvements djihadistes les plus radicaux.

L’erreur la plus répandue lorsque l’on parle des mouvements islamistes contemporains, et notamment du Hamas, consiste à les envisager à l’aide des concepts et des manières de penser propres à l’Occident. La plupart des analyses occidentales du phénomène islamiste ont souvent tendance à sous-estimer, voire à occulter un aspect fondamental, que l’on retrouve dans toutes les différentes mouvances et organisations islamistes : celui des croyances religieuses musulmanes, et plus précisément de l’eschatologie musulmane.

C’est ainsi qu’un islamologue français réputé, auteur d’ouvrages importants sur l’islamisme contemporain, peut expliquer la révolution islamique iranienne de 1979 par “l’alliance de la bourgeoisie pieuse et de la jeunesse urbaine pauvre “, et que de nombreux journalistes continuent à décrire les auteurs – palestiniens et autres – des attentats-suicides comme des “désespérés” et des laissés pour compte, alors même que toutes les recherches entreprises sur le sujet démontrent que cette grille de lecture sociologique ou marxisante ne correspond pas à la réalité.

En Israël aussi, de nombreux observateurs sous-estiment la dimension eschatologique de l’idéologie du Hamas, et les dirigeants (civils et militaires) israéliens partagent pour la plupart d’entre eux l’idée erronée selon laquelle on pourrait “discuter” ou “négocier” avec le Hamas de manière policée et rationnelle…

Il est impossible de comprendre les succès remportés par le Hamas et la persistance de l’islamisme – dont de nombreux observateurs occidentaux annoncent régulièrement l’essoufflement ou même la prochaine disparition – si l’on fait abstraction des croyances des acteurs des mouvements islamistes ou si l’on en diminue l’importance, en les considérant comme des balivernes moyenâgeuses dénuées de signification concrète.

La fusée Ayyash-250 du Hamas

Il faut écouter ce que disent les islamistes et accorder du poids à leur discours, si l’on veut tenter de comprendre leurs motivations et leurs stratégies. Il est significatif à cet égard de constater que les médias occidentaux, qui parlent régulièrement des événements du Proche-Orient et de la rivalité entre le Hamas et le Fatah, ne mentionnent presque jamais la Charte du mouvement islamiste.

Que veut le Hamas ?

Une analyse courante du mouvement islamiste palestinien consiste à en faire un clone du Fatah, dont il ne différerait que par l’habillage religieux donné à son combat contre Israël. Selon cette conception, répandue dans les chancelleries occidentales, il suffirait d’attendre patiemment pour que le Hamas modère ses ambitions et accepte d’entrer dans le jeu des négociations afin de parvenir à une coexistence avec Israël.

Hamas

Le préambule de la Charte du Hamas affirme pourtant de manière claire la centralité du “combat contre les Juifs”, qui doit être mené “jusqu’à ce que [les] ennemis soient vaincus et que la victoire d’Allah soit établie”. Pour saisir la conception de l’islam qui est celle du Hamas, il faut accepter de mettre de côté l’idée occidentale de la religion, conçue comme une sphère bien délimitée de l’existence. L’histoire de l’Occident chrétien est en effet celle d’une relégation toujours plus poussée de la part du religieux dans l’existence. C’est pourquoi il est difficile pour un occidental de se représenter la manière dont un Musulman non occidentalisé peut concevoir l’islam.

L’eschatologie, au cœur du conflit entre l’islam et l’Occident

Un des aspects essentiels – et méconnus – de l’islamisme contemporain est celui des croyances eschatologiques. La dimension eschatologique de l’islam a souvent été minimisée, parfois pour des raisons polémiques, le christianisme se présentant comme la seule religion tournée vers l’au-delà, en rejetant l’islam dans le domaine des seules préoccupations terrestres.

Saleh al-Arouri, avec le leader du Hezbollah Hassan Nasrallah à Beyrouth

Le chef adjoint du Hamas, Saleh al-Arouri, avec le leader du Hezbollah Hassan Nasrallah à Beyrouth. ( Bureau de presse du Hezbollah )

Cette dimension oubliée est fondamentale dans la résurgence actuelle d’un islam conquérant, car elle traverse tous les clivages du monde musulman – entre sunnisme et chiisme, entre islam traditionnel et islamisme contemporain – et permet de comprendre de très nombreux aspects du réveil de l’islam.

Comme l’explique un historien français, “l’eschatologie représente un des traits fondamentaux de la religion musulmane. L’imminence de la fin des temps et du Jugement dernier est l’un des thèmes coraniques les plus anciens et les plus constants, qui parcourt l’ensemble du texte sacré de l’islam”. Mohammed étant le dernier prophète (le “sceau de la prophétie”), sa venue inaugure la dernière période de l’histoire universelle, c’est-à-dire la période eschatologique.

Dans son recueil de Hadith intitulé “Les grands signes de la fin du monde depuis la mission du prophète jusqu’au retour de Jésus”, Abdallah al-Hajjaj cite une parole du prophète, affirmant en levant sa main que sa mission et l’Heure dernière étaient rapprochées comme son majeur de son index. Cette croyance à l’imminence de la fin des temps est un aspect fondamental du réveil de l’islam dans le monde actuel, sous ses formes pacifiques et guerrières.

L’islam chiite est parfois présenté comme étant le seul à accorder une importance aux considérations eschatologiques. Il est vrai que le thème du retour de l’Imam caché, élément central des croyances de l’islam chiite, se prête facilement aux interprétations eschatologiques. Depuis la révolution islamique iranienne, en 1979, les aspirations eschatologiques occupent le devant de la scène au sein du monde musulman chiite. La croyance en l’imminence du Jugement dernier permet d’expliquer tant les comportements suicidaires, qui se sont multipliés depuis les années 1980, lors de la guerre Iran-Irak, que l’attitude actuelle des dirigeants iraniens.

La dimension eschatologique du mouvement islamiste sunnite

Mais l’eschatologie est tout autant présente dans l’islam sunnite, et elle joue un rôle central dans le développement des mouvements islamistes sunnites. Toutes les composantes de la mouvance islamiste contemporaine, depuis les Frères musulmans jusqu’au Hamas et à la nébuleuse Al-Qaida, partagent en effet l’espoir de voir le Califat islamique reconstitué et considèrent le “renouveau de l’islam” comme le signe manifeste de la véracité des prophéties concernant la victoire finale de l’islam et sa propagation dans le monde entier.

On peut citer à titre d’exemple cette fatwa du cheikh Qaradawi, idéologue important du mouvement islamiste et organisateur de l’islam européen :

On posa au prophète Mahomet la question suivante : ’Quelle ville sera conquise en premier, Constantinople ou Romiyya?’ Il répondit : ’La ville d’Héraklès sera conquise en premier’, c’est-à-dire Constantinople… Romiyya est aujourd’hui la ville appelée ’Rome’, capitale italienne. La ville d’Héraklès fut conquise en 1453 par Mohammed Ben Morad, jeune Ottoman de 23 ans connu sous le nom de Mohammed le Conquérant. L’autre ville, Romiyya, reste à conquérir, et nous espérons et croyons qu’elle le sera.

Cela signifie que l’islam retournera en Europe en conquérant et en vainqueur, après en avoir été expulsé deux fois : une fois d’Andalousie, au Sud, l’autre fois à l’Est, après qu’il eut frappé aux portes d’Athènes… Il est facile bien entendu d’écarter du revers de la main cette prophétie relative à la conquête de Rome, en la considérant comme n’étant pas plus digne de foi que celles de Nostradamus. Mais cela serait une grave erreur d’appréciation. L’essentiel n’est pas en effet d’apporter foi aux prophéties de Mohammed, rapportées dans les Hadith, mais de prendre conscience de l’importance que les Musulmans eux-mêmes leur accordent.

Ce sont en effet les croyances des acteurs des mouvements islamistes qui permettent de comprendre leurs motivations et leurs aspirations : l’organisation des Frères musulmans est ainsi persuadée – depuis sa création en 1928 – qu’elle incarne le renouveau de l’islam, et que son rôle est de faire flotter l’étendard de l’islam sur les cinq continents. Présenter les Frères musulmans comme l’incarnation d’un “islamisme modéré” revient donc à faire mentir les convictions les plus ancrées de leurs membres…

La Charte du Hamas, un document à forte connotation apocalyptique

La même erreur de perspective se retrouve dans l’analyse des objectifs du Hamas, que l’on présente régulièrement comme étant en voie de “modération” et sur le point de reconnaître le droit à l’existence d’Israël. Un des passages clés de la Charte du Hamas, qui éclaire la vision du monde du mouvement islamiste palestinien, est le Hadith cité dans l’article 7 :

L’Heure ne viendra pas avant que les Musulmans ne combattent les Juifs et les tuent ; jusqu’à ce que les Juifs se cachent derrière des rochers et des arbres, et ceux-ci appelleront : O Musulman, il y a un Juif qui se cache derrière moi, viens et tue-le !

Cet Hadith, cité sur d’innombrables sites Internet musulmans, signifie que le “combat contre les juifs” constitue pour le Hamas un impératif non seulement politique, mais eschatologique. L’affrontement avec les Juifs n’est pas seulement le moyen de récupérer la terre de Palestine, qui constitue un Waqf musulman inaliénable, mais il est la condition sine qua non à la venue de la Fin des temps.

Les observateurs occidentaux, souvent ignorants de la vision du monde islamiste en général, et de leurs croyances eschatologiques en particulier, sont enclins à croire que l’islamisme n’est qu’un extrémisme de façade, et qu’il suffit qu’il soit confronté au pouvoir pour qu’il devienne plus “réaliste” et pragmatique… Un exemple récent de cette erreur d’appréciation nous a été fourni par l’interprétation abusive donnée d’une interview du chef du bureau politique du Hamas, Khaled Mashal. Il aura suffi que le dirigeant du Hamas prononce quelques mots soigneusement calculés, dans une interview à l’agence Reuters, pour que les médias du monde entier se mettent à en tirer des conclusions hâtives et abusives, sur la “reconnaissance d’Israël par le Hamas”.

Une analyse succincte de l’idéologie et des principes qui guident l’action du mouvement islamiste palestinien montre cependant qu’il ne saurait être question pour le Hamas de reconnaître le droit d’Israël sur la terre comprise entre la Méditerranée et le Jourdain, ni de renoncer à la lutte armée. Au-delà des discours destinés aux oreilles occidentales – toujours à l’affût de signes d’une “évolution” et d’un “assouplissement” du Hamas – celui-ci reste fidèle à sa raison d’être et à son idéologie, qui est exprimée dans sa Charte.

Un antisémitisme apocalyptique et rédempteur

Le Hamas demeure un mouvement islamiste radical, dont l’idéologie exprime une vision du monde marquée par les thèmes de l’eschatologie musulmane, dans lesquels les Juifs occupent une place centrale. Sa vision apocalyptique de l’affrontement ultime avec Israël exclut toute possibilité de coexistence ou de modération, et elle est identique à celle des mouvements djihadistes les plus radicaux.

Loin d’être un épiphénomène, l’antisémitisme du Hamas constitue le cœur de sa doctrine politico-religieuse. La haine des Juifs exprimée dans la Charte du Hamas et véhiculée dans les discours de ses dirigeants n’est pas un simple antijudaïsme religieux ou un antisémitisme importé d’origine européenne : il s’agit d’un antisémitisme apocalyptique et rédempteur, pour reprendre la qualification de Pierre-André Taguieff qui compare la judéophobie islamiste radicale – pour laquelle « le monde musulman ne peut être sauvé que par l’extermination des Juifs » – à l’antisémitisme raciste hitlérien.

Il est troublant de voir que l’Occident, loin de condamner le discours apocalyptique du Hamas, l’encourage, comme le faisait remarquer le professeur Richard Landes. Cette attitude s’explique sans doute par le fait que la conviction exprimée par les dirigeants du Hamas, de la disparition prochaine d’Israël, est partagée par certains diplomates et dirigeants européens.