L’armée égyptienne revient sur le devant de la scène
Jamais la menace de la guerre civile n’a été aussi réelle en Egypte et seule l’armée égyptienne paraît en mesure d’éviter le pire. Les Frères musulmans et l’opposition font tout pour se rallier l’armée, mais sans succès. Le ministre de la Défense, le maréchal Abdel Fattah el Sissi répète à toute occasion que l’armée égyptienne n’est pas partie dans la bataille politique et qu’elle consacre toute son énergie à la défense du pays – mais ajoute qu’elle ne laissera pas l’Egypte plonger dans le chaos. L’opposition est convaincue que seule l’armée égyptienne peut ramener l’ordre auquel elle aspire : vendredi dernier, les manifestants scandaient des slogans demandant aux soldats « de sortir des casernes pour forcer Morsi à démissionner et à organiser de nouvelles élections présidentielles ». Une situation qui met le président et la Confrérie des Frères dans l’embarras. Au cours des dernières semaines, ils ont du faire face à la réalité : au cas où le régime viendrait à perdre sa légitimité, l’armée ne se mettrait pas à son service pour lui permettre de se maintenir par la force. Il y a une dizaine de jours, le bruit a couru que Morsi s’apprêtait à démettre le ministre de la Défense de ses fonctions ; en réponse selon « une source militaire bien informée » une telle mesure serait pour lui « un suicide politique », car soldats et officiers sont furieux contre le régime. Un porte-parole de la présidence se hâta de démentir la rumeur et les généraux prétendirent tout ignorer de la « source militaire ». Trois jours plus tard, Morsi déclara qu’il avait toute confiance en l’armée égyptienne et la « plus profonde appréciation » pour le ministre de la Défense. Une déclaration reprise par la plupart des journaux et publiée à côté d’une photo du ministre assis en face du président dans le bureau de ce dernier. Pourtant, beaucoup en Egypte se demandent si « la rumeur » n’était pas un ballon d’essai des Frères désireux de jauger la réaction que provoquerait une mesure aussi radicale. En fait, l’incident est peut-être à évaluer dans le contexte de la série de crises ayant opposé l’armée à la Confrérie ces derniers mois.
C’est lors de la campagne pour le référendum de la Constitution que Morsi a pris conscience du problème. Descendus dans la rue, les manifestaient protestaient contre le caractère ouvertement islamique du texte mais aussi contre le décret présidentiel par le quel Morsi s’attribuait le pouvoir législatif tout en se donnant pleine immunité contre toute poursuite. L’armée lança un appel au dialogue entre « les deux parties » tout en insistant sur « la légitimité du peuple ». Elle se posait ainsi en force indépendante distincte du régime ; plus grave encore, elle osait dire que la légitimité était du côté du peuple et non du régime, pourtant élu dans des élections libres et démocratiques. Au terme de négociations aussi urgentes que discrètes, l’armée égyptienne fit marche arrière mais les Frères n’ont pas oublié que l’armée n’avait pas reconnu la légitimité du président élu. D’autant qu’à la suite des émeutes qui ont opposé à Port Saïd, en janvier, manifestants et forces de l’ordre, faisant 60 morts, El Sisi a proclamé que l’armée égyptienne était prête à intervenir « pour éviter l’effondrement du pays » si une solution politique n’était pas trouvée. Peu après, il aurait déclaré qu’il ne laisserait pas les Frères Musulmans prendre le contrôle de l’armée. Une déclaration qui provoqua la colère des Frères ; leur Guide Suprême, Mohammed Badie condamna « la corruption qui avait envahi l’armée ». Ce fut au tour de l’armée de protester et Badie s’excusa. Peu après, le commandant en chef de l’armée, le général Sedki Sobhi, jetait de l’huile sur le feu en affirmant que « l’armée n’intervient pas en politique mais descendra dans la rue si le peuple a besoin d’elle ». Des propos bientôt suivis d’effets. Lorsqu’à la suite des émeutes de Port Saïd Morsi décréta l’état d’urgence dans la zone du Canal et imposa un couvre-feu, l’armée refusa d’en superviser l’application et le président fut contrait d’annuler l’état d’urgence.
El Sisi avait déjà pris Morsi par surprise, le mettant dans l’embarras, en promulguant le 23 décembre 2012 un décret ministériel faisant de la frontière orientale de l’Egypte avec Israël et Gaza une zone militaire interdite de cinq kilomètres de profondeur – la ville de Rafah exceptée. Il était interdit de vendre ou louer des terres dans cette zone vue son importance stratégique. Il s’agissait de renforcer le contrôle égyptien sur la zone frontalière pour empêcher le passage de Jihadistes venus de Gaza et prévenir des attaques contre Israël à partir du territoire égyptien, mais aussi pour surveiller de près les tunnels de contrebande. Trois problèmes qui sont vitaux pour la sécurité de l’Egypte. Or, quelques jours auparavant, le gouvernement égyptien, qui cherchait à apaiser les tensions dans la péninsule du Sinaï en améliorant les conditions de vie des Bédouins les avait informés qu’ils pourraient désormais acquérir, vendre ou louer des terres. Le ministre de la Défense avait tout simplement « oublié » de consulter le président avant de publier son décret. Certes, il agissait dans le cadre des prérogatives de son ministère, mais la mesure a déclenché une nouvelle vague de protestations de la part des Bédouins qui menacent de lancer une campagne de désobéissance civile si elle n’est pas annulée. Des discussions sont en cours entre les généraux et les Bédouins pour trouver un compromis mais elles n’avancent guère et la situation reste tendue. Par ailleurs, la presse s’est faite l’écho de réunions du Conseil Suprême des Forces Armées pour discuter de ce qui se passe dans le pays, discussions auxquelles n’avait pas été invité Morsi, qui préside pourtant officiellement le Conseil. Les généraux ont eu beau dire qu’il s’agissait de réunions « informelles », cela n’a pas rassuré le président.
Les tensions avec l’armée préoccupent profondément le régime. Morsi s’était débarrassé du haut commandement avec rapidité et efficacité quelques semaines à peine après son entrée en fonction et avait nommé El Sissi et Sobhi, tous deux considérés comme de pieux musulmans ; on disait même que le nouveau ministre de la Défense appartenait à la Confrérie. Ce n’est pas le cas. La femme d’El Sissi porte le voile, mais lui n’est pas Frère musulman. D’ailleurs, des membres influents du parti « Justice et Liberté » ont immédiatement essayé de le faire démettre de ses fonctions ; le journal du parti l’a complètement ignoré pendant des semaines. Il a fallu que Morsi intervienne pour leur faire comprendre qu’il n’était plus possible de faire machine arrière. Alors aujourd’hui les Frères se rappellent que, tout au long de leur histoire, l’armée a été contre eux – de Nasser à Moubarak – et que le président Sadate a été assassiné par des extrémistes islamiques formés à l’école des Frères et de leur doctrine. Selon des rumeurs persistantes, la Confrérie serait en train de créer une milice clandestine et aurait établi des postes d’écoute pour surveiller l’armée afin d’être en mesure de lui faire face si le salut du régime était en jeu.
Alors que la tension est à son comble, le président vient enfin d’annoncer la date des nouvelles élections parlementaires : elles débuteront le 22 avril mais s’étendront sur deux mois ! Du jamais vu en Egypte. Le nouveau parlement ne sera donc pas en place avant juillet. Morsi veut se donner le temps de parachever son emprise sur le pays. L’opposition proclame son indignation et menace de boycotter les élections si un gouvernement d’union nationale n’est pas formé au plus vite pour superviser le processus électoral. Pendant ce temps, l’économie est en chute libre et l’insécurité grandissante.
La question est de savoir quelle va être l’attitude de l’armée égyptienne. La nouvelle constitution lui confère des prérogatives qui vont au-delà de toutes ses espérances ; seulement cette armée qui est depuis si longtemps le symbole de la grandeur et de la puissance de l’Egypte peut difficilement rester indifférente à la lente dégradation du pays.
Zvi Mazel