La menace salafiste en France
Un mois après la tragédie de Toulouse et de Montauban la question de la menace que représente la mouvance salafiste en France dont se réclamait Mohamed Merah est retombée dans l’ombre des élections présidentielles. Mais quelques réalités perdurent.
Combien sont-ils ? Approximativement 12 000 selon le sociologue Samir Amghar, qui a longuement enquêté sur la question. Une petite minorité donc par rapport à l’ensemble de la communauté musulmane, qu’on évalue malgré l’absence de statistiques ethniques à environ 5 millions pour la France, mais une minorité active qui se rend visible en montant au créneau en premier à chaque fois que des sujets de société touchent l’islam : port du voile, cantines hallal… au point de faire de sa vision rigoriste de l’islam la référence obligée dans la pratique.
Un paradoxe, car le salafisme (de salaf, ancien) est historiquement un mouvement d’opposition à la longue tradition des écoles théologiques et juridiques qui prétend revenir aux « sources de l’islam » et au mode de vie spartiate des premiers compagnons du Prophète. On en observe plusieurs sursauts au cours de l’histoire, avec l’apparition de sa forme contemporaine sous l’égide de Mohamed Ben Abdelwahhab, père du wahhabisme, en Arabie Saoudite au XVIIIe siècle. L’idée est simple : l’islam était conquérant jusqu’à qu’il s’assouplisse au contact des populations soumises ; un retour aux origines permettra donc la renaissance d’un monde islamique pour le moment dominé. Un archaïsme recherché donc et non pas simple survivance du passé, que montre l’adoption des tenues que sont la djellabah et la barbe sans moustache pour les hommes, le niqab pour les femmes. Le salafisme est également un mouvement relativement élitiste : il condamne nombre de croyances populaires, qui sont considérées comme autant de scories à éliminer pour purifier la foi islamique.
Piétiste, djihadiste ou « politique »
On distingue trois principaux courants au sein de la mouvance salafiste. Tout d’abord, le salafisme piétiste, le plus important, proche des prédicateurs saoudiens. Son but est de réislamiser les sociétés par le bas, en poussant à l’adoption de pratiques toujours plus rigoristes, dans le cadre d’une lecture littérale du Coran. Il se distingue du wahhabisme uniquement par sa volonté d’établissement d’un califat unique sur l’ensemble de l’oumma [nation] islamique, refusant la structure des Etats et le pouvoir purement politique. La marque de distinction du salafisme a longtemps été son accent mis sur l’individu plus que sur la communauté, le poussant à se « sauver lui-même », et donc un certain négligemment du social et du politique. On observe pourtant depuis quelques années l’émergence d’un nouveau courant, dit politique. Il se traduit par un investissement social d’éducation et d’encadrement en banlieue ou dans les prisons pour ce qui est de la France, sans parler de la constitution de partis dans le sillage du « printemps arabe ». Le phénomène extrêmement intéressant en ce qu’il imite la logique d’entrisme et de clientélisme des Frères musulmans. Officiellement grand rival à qui est reprochée la « tiédeur » religieuse, l’adoption des règles du jeu politique et le « féminisme », les frontières sont dans la pratique poreuses, notamment en direction du salafisme de la part de Frères justement déçus par l’islam politique.
Le salafisme attire d’autant plus que son rapport au monde est paradoxalement permissif en termes de consumérisme et d’enrichissement. Couplé à son aspect individualiste, cette branche de l’islam peut donc répondre aux attentes d’une certaine jeunesse des pays développés. C’est ce qu’illustrent les parcours de nombre de ses membres, malgré des profils sociologiques différents. Certains, en situation d’anomie sociale en banlieue, trouvent un repère dans les prêches d’imams radicaux « parachutés » de l’étranger dans certaines mosquées, comme à Stains ou Sartrouville pour ce qui est de l’Ile-de-France (la DCRI n’y comptabilise pas moins de 32 lieux de culte aux mains des salafistes). La petite criminalité et les prisons où entre 55 et 65% des détenus sont musulmans représentent également un vivier non négligeable de recrues pour le salafisme. C’est le cas de Merah, qui, à 23 ans, avait déjà été condamné à une quinzaine de reprises pour vols et actes de violence. Mais l’exclusion n’est pas en soi un facteur explicatif : d’autres sont issus de milieux socialement intégrés, voire étrangers à l’islam : les convertis sont surreprésentés, avec entre un quart et un tiers du total. Plus radicaux car tentant de surcompenser leur éloignement initial, ces convertis ont fourni des djihadistes, à l’image de Lionel Dumont et Christophe Caze, tous deux membres du gang de Roubaix. Quoi qu’il en soit, le mouvement est en plein développement en Europe, puisqu’on ne comptait que quelques dizaines de sympathisants au début des années 1990, issus pour l’essentiel du Front islamique du salut (FIS) algérien réfugiés en France. Cette influence du courant algérien est importante : c’est lui qui est à l’origine de la rencontre entre le militantisme des Frères musulmans et l’ultra-orthodoxie wahhabite.
Evaluer la menace
D’où la troisième frange, djihadiste et d’idéologie révolutionnaire. Passé le recrutement initial, qui correspond souvent plus à une démarche personnelle qu’à un « lavage de cerveau » au sens strict, la poignée d’individus violents (une à quelques dizaines selon les estimations) part ou est envoyée en « stage » sur un terrain d’affrontement (Bosnie, Tchétchénie, Afghanistan, Irak…) pour se former au maniement des armes. Ils finissent souvent par rentrer en France, où ils espèrent pouvoir poursuivre la lutte d’une façon ou d’une autre. Leur but : mobiliser par l’exemple en se faisant voir comme les hommes qui « défendent l’islam contre un régime oppresseur ». Une stratégie récemment théorisée par Abou Moussab el-Souri, un des principaux théologiens radicaux contemporains. Il reconnait l’échec du djihad organisé type Al-Qaïda : l’élimination de ses cadres à profondément désorganisé le mouvement, qui doit donc désormais compter sur des actions solitaires susceptibles de susciter des vocations. Ces actions sont d’autant plus faciles à mener que ses membres sont, là encore à l’image de Merah, un produit d’hybridation entre islamisme et banditisme, capables de s’autofinancer.
Le petit nombre de cette frange djihadiste, son assise sociale limitée et l’ampleur du financement par les saoudiens du concurrent piétiste conduisent plusieurs spécialistes, dont Amghar, à minimiser la menace que représentent les salafistes en France. Pourtant, du fait de la violence des discours tenus à l’encontre des musulmans moins pratiquant ou des non-musulmans en fait indiscutablement un terreau propice à la violence ou à son support. D’autre part, l’islamisme est une mouvance plurielle dont les frontières sont caractéristiquement floues et au sein de laquelle la circulation est aisée. Le cas de Forsanne Alizza (les « cavaliers de la liberté ») est particulièrement illustratif de cette porosité. Le groupuscule, dissout par la police fin mars, prétendait être une organisation de défense des droits des musulmans de France, mais organisait des entraînements paramilitaires (dont un de « capture d’otage ») tandis que son leader, Mohamed Achamlane qualifiait les membres de son groupe de « moudjahidin ». Si Forsanne Alizza s’était pour le moment contenté d’actes symboliques (dont l’autodafé d’un code pénal), la radicalité des propos tenus à ses adhérents. Exemple : la confusion traditionnelle entretenue dans les milieux islamistes entre juif et israélien dans le contexte de surutilisation symbolique de la cause palestinienne. Elle est directement responsable des accès de violences enregistrés à l’encontre de la communauté juive lors de l’opération Plomb durci. La violence ne se limite pas à l’organisation d’un attentat : elle commence avec l’enseignement de la haine.
Vers une législation renforcée
Internet et les réseaux sociaux sont devenus les principaux vecteurs du salafisme selon Gilles Kepel, en accroissant sa visibilité de façon disproportionnée par rapport à son poids réel. La possibilité d’y diffuser largement prêches, fatwas voire encore scènes d’exécution dans le cadre d’une surenchère perpétuelle en fait une nouvelle menace, plus sérieuse même que les imams radicaux expulsables. D’où le souhait par le président Sarkozy d’intégrer un nouveau panel à la législation antiterroriste. Le projet de loi Michel Mercier, présenté le 10 avril dernier, prévoit en effet d’instituer comme délit « la consultation récurrente de sites web incitant au terrorisme », de faciliter le blocage des serveurs et de développer la cyberinfiltration de ces milieux, à l’image de ce qui se passe déjà dans la lutte contre la pédopornographie. Par ailleurs, si le parlement adopte le texte après les élections législatives, l’énonciation de menaces de terrorisme et l’incitation au terrorisme seront inclus parmi les actes terroristes et donc condamnables, comme le prévoit déjà une disposition européenne de 2008. La lutte antiterroriste française est pourtant déjà relativement efficace, par l’infiltration des milieux islamistes radicaux et la coopération avec les imams modérés pour identifier les individus potentiellement dangereux. On observe d’autre part depuis les attentats du 11 septembre un développement des écoutes systématisées comme aux Etats-Unis. D’un point de vue législatif, le délit d’ « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » permet d’agir de façon préventive, au regard des intentions du groupe impliqué, ce qui a permis le démantèlement de plusieurs filières djihadistes à destination de la Tchétchénie ou de l’Irak cette dernière décennie.
Mais c’est une question de société beaucoup plus générale que pose le salafisme. Son influence dans le processus de réislamisation des populations musulmane se fait aux dépends d’un islam de France représenté par des imams modérés comme Dalil Boubakeur ou Hassen Chalghoumi et jugé « inauthentique ». Le sectarisme salafiste intrinsèque est en effet un défi à la cohésion sociale et à l’unité nationale, ne rentrant même pas dans une logique de négociation politique. Il peut d’ailleurs être à ce niveau « l’arbre qui cache la forêt » : environ un tiers des musulmans est affilié de près ou de loin à l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), considérée comme radicale de par ses liens avec les frères musulmans égyptiens, et qui est la principale organisation au sein du « parapluie » que constitue le Conseil français du culte musulman (CFCM). Elle compte notamment parmi ses cadres le prédicateur Tariq Ramadan (petit fils de Hassan el-Banna, fondateur en 1928 de la confrérie des Frères musulmans) qui, s’il se défend d’appeler à la violence, tient depuis des années un double discours sur la place de l’islam dans la société au mieux délibérément ambigu. Il n’est donc pas surprenant que c’est au sein de l’UOIF que se trouvent au total quelques « 70 à 160 000 personnes » tentées plus généralement par l’islamisme selon le spécialiste de l’immigration en France Jean-Paul Gourévitch, qui entend par islamisme le mouvement promouvant activement l’islam à travers le globe et souhaitant l’application juridique de la sharia dans sa version la plus littéraliste. S’il n’est pas question ici de djihad, les projets de l’UOIF (comme celui de « citoyenneté musulmane[1] ») semblent difficilement conciliables avec des valeurs républicaines ou encore une laïcité même entendue dans une acceptation très souple. Il est donc temps que la surenchère salafiste et islamiste soit contrecarrée par l’action des pouvoirs publics en faveur d’une vision plus intégratrice de l’islam. Première étape : purger les prisons de la littérature saoudienne qui y pullule et en fait des usines à radicalisation.
[1] Programme de recherche : L’enseignement de l’Islam dans les écoles coraniques les institutions de formation islamique et les écoles privées (EHESS) : http://www.disons.fr/wp-content/uploads/2012/03/RAPPORT-ENSEIGNEMENT-ISLAMIQUE-final.pdf