Israël-Syrie: la vérité sur les négociations
Si la guerre civile qui fait rage actuellement en Syrie rend toute perspective d’accord de paix Israël-Syrie lointaine, ces vingt dernières années de négociations nous révèlent quelques constantes. Ainsi, les projets de paix se sont systématiquement axés sur la question de la rétrocession du Golan. Le plateau, situé à l’est du lac de Tibériade et surplombant toute la région a été pour l’essentiel (1 200 de ses 1 800 kilomètres carrés) conquis par Israël au cours de la guerre des 6 jours.
Quand, dès le 19 juin 1967, le cabinet interministériel israélien vote une résolution secrète prévoyant la rétrocession du Sinaï et du Golan en échange de traités de paix avec l’Egypte et la Syrie, leaders et opinions arabes ne sont tout simplement pas prêts à accepter d’entrer dans une logique de négociations après ce qui est vécu, pire qu’une défaite militaire, comme une humiliation. Dans le cas spécifique de la Syrie, les rivalités internes qui secouent le pays de coups d’Etat réguliers depuis son indépendance en 1946 participent également à expliquer l’absence de réaction à la proposition israélienne. Preuve de la relégation des questions diplomatiques : l’absence ostensible des leaders syriens au sommet panarabe de Khartoum fin août 1967 chargé d’établir la position arabe face à Israël au lendemain de la défaite et où furent énoncés les fameux trois « non » (à la reconnaissance d’Israël, aux négociations et à la paix). Le quartet bassiste au pouvoir depuis 1966 et l’armée sont en effet au cœur de luttes intestines jusqu’à qu’Hafez el-Assad écarte définitivement Jadid et les « docteurs » Makhous et Atassi en 1970 à la suite du Septembre noir jordanien.
A son arrivée au pouvoir, le traumatisme 1967 est à la fois suffisamment proche pour qu’el-Assad, ancien ministre de la défense, souhaite « laver l’affront » de la guerre des 6 jours, et suffisamment éloigné pour envisager qu’une nouvelle guerre contre Israël trouve une issue favorable. Malgré la victoire finale de l’Etat juif lors de la guerre de Kippour, le succès initial de l’armée syrienne lui permet de s’adjuger lors de la signature de l’accord de séparation des forces en mai 1974 la ville de Kuneitra et environ 5% du plateau jusque là sous contrôle israélien. D’autre part, les successives fédérations de républiques arabes entre Egype, Syrie, Lybie et Soudan au cours des années 1970 rendaient toute résolution du conflit israélo-arabe dépendante d’un accord régional hypothétique.
Ce n’est donc qu’avec la chute de l’allié soviétique qu’Assad, isolé, est amené à reconsidérer sa position de lutte à mort contre Israël. C’est dans ce cadre et après l’initiative de la conférence de Madrid en 1991 qui avait réuni les différents acteurs proche-orientaux que furent initiées les premières négociations indirectes avec l’Etat juif, alors dirigé par le gouvernement Rabin, sous le principe « terre contre paix » [land for peace], déjà mis en place avec l’Egypte (retrait du Sinaï). Le 23 septembre 1992, le ministre des affaires étrangères baasiste propose « une paix totale en échange d’un retrait total [du Golan], » Assad s’engageant en 1994 auprès du président Clinton à des « relations normales et pacifiques » avec son voisin.
La réaction israélienne est initialement favorable, Itzhak Rabin acceptant le principe de rétrocession du plateau du Golan dans son ensemble. Le seul point de friction non-résolu est alors la question du maintien d’une présence militaire israélienne (au moins de la station d’écoute et de renseignement du mont Hermon) sur zone, refusée par la Syrie malgré l’offre compensatoire d’une station d’alerte précoce sur le sol israélien. Les négociations dites de Wye Plantation, du nom du lieu des rencontres au Maryland, ne sont donc pas loin d’aboutir quand Binyamin Netanyahou arrive au pouvoir en 1996.
Ce dernier estime que le plateau du Golan a une importance stratégique tant d’un point du vue sécuritaire que pour la question de l’eau et en tant que tel son annexion par Israël en 1981 est irréversible. D’autre part, une loi est adoptée en janvier 1999 qui prévoit qu’un éventuel retrait du Golan fasse l’objet au préalable d’une adoption par la Knesset et par voie de référendum populaire. L’avancée des négociations est alors gelée même si un contact informel est maintenu, à travers l’homme d’affaires américain et proche de Benyamin Netanyahou, Ronald Lauder.
Ce dernier assure la continuité lors de la victoire d’Ehoud Barak en 1999. De nouvelles négociations secrètes sont menées l’année qui suit, échouant finalement elles-aussi. Différents rounds de telles négociations se sont reproduits depuis à plusieurs reprises, notamment en 2005-2006, pour aboutir systématiquement au même constat d’échec. Parmi les points d’accroche constants : l’alliance de Damas avec l’Iran, son soutien au Hezbollah et, au moins jusqu’à il y à quelque mois, au Hamas. La transition entre Assad père et fils en 2000 n’a fait sur ce point aucune différence. Plus grande avancée, selon le quotidien Haaretz citant des sources diplomatiques, les négociateurs syriens se seraient engagés oralement en 2006 à signer un accord s’engageant à laisser à Israël le contrôle des eaux du Golan et à transformer la région en parc démilitarisé et accessible aux deux parties en échange d’un transfert de souveraineté formelle.
Suite à la seconde guerre du Liban, Bashar el-Assad a conditionné les négociations avec Israël à la présence des Etats-Unis comme intermédiaires, alors même que ses relations bilatérales avec l’administration Bush étaient au point mort. Peu à peu, à partir de 2007, c’est finalement la Turquie a commencé à jouer le rôle de « terrain neutre » propre à transmettre les messages entre les deux parties. Malgré ses engagements officiels en faveur du maintien de la souveraineté israélienne dans le Golan, Ehoud Olmert aurait lui aussi été proche de faire les concessions susceptibles de satisfaire Damas, les négociations se poursuivant même après le bombardement d’un réacteur syrien par l’aviation israélienne en 2007. Pourtant, la crise entre la Turquie Israël suite à l’opération Plomb durci et l’arraisonnement du Mavi Marmara a mit fin à cette piste.
Désormais, et alors que Likoud est à nouveau au pouvoir en Israël, les syriens en sont revenus aux préconditions d’avant 1992 : retrait israélien du Golan avant ouverture des négociations directes, voire refus d’une paix séparée de la résolution du conflit israélo-palestinien. De son côté, Israël, après les expériences des accords d’Oslo, du retrait du sud-Liban et du désengagement de Gaza, semble avoir fait le deuil de l’approche « land for peace » : selon l’actuel ministre des Affaires étrangères Avigdor Lieberman, « peace will only be in exchange for peace. »
Quelles leçons tirer de vingt ans de négociations intermittentes avec la Syrie ? Pourquoi ces échecs répétés ?
Tout d’abord, il semble que la position syrienne de refus de négociations directes complique considérablement la tâche aux diplomates. En effet, ces rencontres non-officielles quand elles ne sont pas tout simplement secrètes en sont d’autant plus fragiles. Sans parler de changement de la situation internationale ou la politique intérieure d’un des deux pays, on a pu observer des suspensions de négociations suite à de simples changements au sein d’une équipe de négociateurs, ou quand les négociations de paix de 2000 ont été révélées par la presse au grand dam de la diplomatie syrienne qui a conséquemment rompu les ponts. Ces négociations n’ont alors pas tant parfois pour but d’aboutir à un accord de paix que de garder le contact entre les équipes diplomatiques ou de faire preuve de « bonne volonté » aux yeux de la communauté internationale. C’est ce qu’on a pu observer en 2006 quand la Syrie a demandé à passer de négociations intermédiaires informelles à des négociations secrètes directes, initiative refusée par Israël en pleine seconde guerre du Liban, ou encore en 2007 quand la Syrie exigeait le patronage d’une administration Bush honnie comme prétexte pour ne pas se rendre à la table des négociations.
Par ailleurs, ces mêmes intermédiaires (qu’on parle des Etats-Unis ou de la Turquie dans notre cas) ont leurs propres intérêts, parfois divergents et auxquels ils font dépendre le succès des négociations. Ainsi en 2000, explique l’ancien général israélien Ouri Sagi, alors en charge des négociations : le département d’Etat ne souhaitait pas peser de tout son poids dans la balance à travers des incitations économiques et financières pour influer sur un compromis, contribuant à l’échec des négociations. Un phénomène à nouveau observable plus récemment, quand l’ouverture du gouvernement Olmert à la Syrie contrevenait à la volonté américaine d’isoler Assad, fiché dans « l’axe du Mal », l’initiative étant si ce n’est condamnée du moins privée de soutien actif américain. De même, la Turquie a pu jouer les entremetteurs tant que sa diplomatie était basée sur la politique « zéro problème » théorisée par le ministre des Affaires étrangères turc Ahmet Davutoğlu. Mais Ankara se repositionne depuis plusieurs années comme puissance moyenne-orientale plus que comme futur membre de l’Union européenne, ce qui lui fait mener une politique plus agressive. Notamment vis-à-vis d’Israël à partir de 2009 mais aussi à l’encontre de la Syrie depuis le début des troubles en 2011.
Côté israélien, les principales questions tournent autour de l’évaluation des avantages que tirerait l’Etat juif d’un accord de paix avec la Syrie. Les partisans du compromis, influents sous Rabin et dans une moindre mesure Barak et Olmert, ont avancé que rétrocéder le Golan permettrait d’éloigner Damas de l’axe radical dont elle est actuellement la plaque tournante, entre Iran, Hezbollah et Hamas ; ainsi que d’améliorer l’image d’Israël sur la scène internationale en général et dans la région en particulier. Le coût politique intérieur est évalué moindre qu’un retrait de la Cisjordanie/Judée-Samarie, puisque le plateau compte environ 40 000 habitants, pour la moitié des druzes ayant refusé la nationalité israélienne pour pouvoir garder le contact avec leurs familles au Liban et en Syrie. Ainsi, dans cette perspective, « seuls » 20 000 israéliens vivent sur le Golan [on rappellera pourtant l’épisode du Goush Katif, qui comptait moins de deux fois moins d’habitants], qui ne comprend pas de lieux saints pour le judaïsme.
Pourtant, de nombreux membres de l’establishment militaire [à l’image du général à la retraite Giora Eiland, dont le Defensible Borders on the Golan Heights a été publié par le JCPA], plus frileux, ont pointé que les résultats ne manqueraient pas d’être beaucoup plus nuancés. D’une part faire sortir la Syrie de l’orbite iranienne demandera autrement plus qu’une paix avec Israël : le soutien économique, militaire et financier de Téhéran devrait être dépassé par une intégration volontariste de la Syrie dans le cercle d’influence américain. Par ailleurs, même si le clan Assad le souhaitait, il lui serait difficile de contrer l’influence du Hezbollah, et cela pour plusieurs raisons : l’armée syrienne ne contrôle plus directement le Liban comme elle le faisait jusqu’à l’assassinat de l’ancien Premier ministre Rafic Hariri à Beyrouth en 2005 ; les frontières syriennes sont suffisamment longues et poreuses pour que l’approvisionnement en armes de la milice shiite ne soit pas menacée (pour preuve, l’exemple gazaoui où, malgré l’étroitesse de la frontière avec l’Egypte [une quinzaine de kilomètres], le Hamas parvient à infiltrer des armes). Enfin, la récente distanciation du Hamas face au pouvoir syrien dans une perspective de « solidarité » sunnite montre que le mouvement islamique est suffisamment mobile pour ne pas souffrir outre mesure de la perte de son quartier-général damascène.
Une « paix froide » n’apporterait rien de plus à Israël mais la mettrait en position précaire d’un point de vue défensif. Le Golan représente en effet une barrière naturelle permettant de protéger le reste du territoire israélien en constituant une zone relativement isolée et facilement défendable. Sa hauteur (entre 600 et 900 mètres en moyenne pour la partie nord, qui culmine au mont Hermon, 2814 mètres) autorise en outre une observation en profondeur tant vers la Méditerranée que vers Damas. Son contrôle s’avère donc essentiel d’un point de vue défensif. Même en cas de démilitarisation officielle et de réinstauration d’une zone tampon démilitarisée entre les deux pays comme à la suite des accords d’armistice de 1949, la mise en application reste tout à fait théorique et difficilement contrôlable, comme le montre l’exemple sud-libanais. Cela sans compter la question vitale de l’eau (55% des ressources aquifères israéliennes trouvent leur origine sur le plateau du Golan). Dans ce contexte, la politique menée à l’heure actuelle en ce qui concerne la Syrie consiste dans ces conditions à conserver le statu quo comme le conclut Eiland : « tant que les options se résumeront à « tout ou rien », « rien » demeure préférable. »
« Tout ou rien », c’est en effet à peu de choses près la marque d’un clan Assad qui a pour sa part fait depuis 1970 preuve d’une grande constance au pouvoir et dans ses exigences : l’ensemble du Golan jusqu’aux lignes du 4 juin 1967 qui donnent notamment accès à la Syrie au Kinneret. Une absence presque obsessionnelle de la moindre concession, dans le cadre du projet de reconstitution d’une « grande Syrie ». Cette position peut s’expliquer par l’échec personnel que représente la perte de la région pour Hafez el-Assad, et rend toute négociation sur la question extrêmement fragile. On a pourtant pu observer à plusieurs reprises des changements dans le contenu exact des exigences (refus périodique du principe d’une paix séparée, préconditions, question de la reconnaissance explicite d’Israël…), sans que la position générale s’assouplisse formellement. Le contenu même de la paix obtenue est lui-même flou : sera-t-elle marquée par des relations diplomatiques complètes, notamment un échange d’ambassade ou se limitera-t-elle à une reconnaissance d’Israël du bout des lèvres ?
Quoi qu’il en soit, à l’heure actuelle, l’actuel pouvoir syrien est trop faible sur un plan intérieur pour imposer l’idée d’une paix négociée même s’il le souhaitait. Avec des troubles intérieurs qui secouent le pays de plus en plus violemment depuis 15 mois, un règlement du conflit devra désormais attendre plusieurs années pour qu’un gouvernement, quel qu’il soit, est la légitimité suffisante pour garantir la bonne tenue d’un accord de paix.