Giscard et Israël – un septennat tumultueux
Témoignage
Valéry Giscard d’Estaing fut un grand président pour la France et pour l’Union européenne mais sa politique à l’égard de l’Etat d’Israël et de la communauté juive était indifférente, tumultueuse et incompréhensible sur plusieurs plans.
Durant son septennat et après son départ de l’Elysée, j’ai eu le privilège de le côtoyer et de m’entretenir avec lui à plusieurs reprises. J’ai également publié des interviews, des livres et des centaines d’articles sur sa politique au Moyen-Orient et particulièrement sur son attitude orageuse à l’égard d’Israël.
En mai 1974, Giscard est élu à la présidence de l’Etat suite à la mort de Pompidou et six mois après la guerre du Yom Kippour et le déclenchement de la crise énergétique. Orfèvre en matière économique, Giscard saisit rapidement que le commerce avec les pays arabes producteurs de pétrole est crucial pour les intérêts de la France. Giscard comprend vite que les possibilités qu’offrait le marché arabe sont incomparablement plus vastes que celui que présente Israël.
Que pourrait proposer Jérusalem ? Une Bible ? Le vieux passé ? Des oranges ? Tandis que pour les autres, que de terres, de pétrole, d’uranium !
Giscard décide de créer à Paris l’Institut du monde arabe et ouvre grand les portes de l’Elysée et du Quai d’Orsay aux chefs d’Etats et ministres des Affaires étrangères de tous les pays arabes qui s’étendent du golfe Persique à la Mauritanie.
Le chef de la diplomatie, Jean Sauvagnargues, s’entretient avec le secrétaire général de la Ligue arabe, Mahmoud Riad, et lui fait part des bonnes intentions de la France concernant la solution du problème palestinien.
Un ballet diplomatique s’engage de plein fouet et une semaine plus tard les démarches françaises rapportent leurs premiers résultats et ils sont fabuleux. La persévérance de Paris se concrétise par un vote spectaculaire à l’Assemblée générale des Nations Unies. L’OLP est admise à l’ONU avec le statut d’observateur. Les Palestiniens triomphent et leur chef, Yasser Arafat, pénètre dans le palais de verre avec le geste du pugiliste vainqueur et l’arme à la ceinture.
L’ennemi numéro un d’Israël est légitimement acclamé par l’écrasante majorité des Etats du monde grâce au concours de la France et la connivence d’Abdelaziz Bouteflika, le ministre algérien, qui présida les travaux de cette session plénière.
A Jérusalem, le Premier ministre Itzhak Rabin est rouge de colère. Il demande au président américain Gérald Ford une intervention diplomatique musclée mais ne réussit pas à contrecarrer les efforts français pour réunir le Conseil de sécurité dans le but de modifier la résolution 242 et d’inviter Arafat à participer aux négociations de paix au Proche-Orient.
Cinq mois seulement après l’installation de Giscard à l’Elysée, les relations franco-israéliennes sont au plus bas. Les promesses de Giscard et ses déclarations en faveur d’un tournant positif envers Israël déçoivent profondément les juifs de France.
Pourtant, chose étonnante, au sein du gouvernement que dirige Chirac se trouvent plusieurs ministres très proches d’Israël dont Jean Lecanuet, Michel Poniatowski, Françoise Giroud, Michel d’Ornano et Jean-Jacques Servan-Schreiber, ainsi que des ministres juifs tels que Simone Veil et Lionel Stoleru.
Au sujet d’Israël ils se disaient impuissants ; ils n’agissaient avec ferveur que quand ils étaient dans l’opposition. Une évidence, la politique étrangère demeure un « domaine réservé » de l’Elysée et Giscard tient bien les ficelles avec l’aide et la bénédiction de son Premier ministre.
Sept jours seulement après le vote de la France à l’ONU, Jean Sauvagnargues s’envole pour Beyrouth et s’entretient avec Yasser Arafat. Cette rencontre historique marque un tournant dans les relations avec les Palestiniens. C’est en effet la première fois qu’un représentant officiel du monde occidental accepte de serrer la main du chef de l’OLP, considéré par Israël, les Etats-Unis et la majorité des pays européens comme le chef d’une organisation terroriste.
Quelques mois plus tard, un bureau diplomatique de l’OLP s’ouvre à Paris pourtant le Mossad avait mis en garde contre l’ouverture d’un bureau qui se transformerait en « base terroriste ». L’immunité des « diplomates palestiniens » pourrait les amener à faire passer des armes et des explosifs dans les valises diplomatiques. Paris deviendrait alors la plaque tournante du terrorisme international et ce seraient les Français qui subiraient de graves conséquences et payeraient les pots cassés.
La politique giscardienne à l’égard de l’OLP marquera la différence de la France face à ses partenaires européens. Paris fait désormais cavalier seul au Proche-Orient et se démarque par des initiatives spectaculaires en faveur des Palestiniens.
Au début juillet 1976, lors de l’opération spectaculaire de Tsahal à Entebbe, Giscard accuse Israël d’avoir court-circuité ses efforts diplomatiques.
Jean François Poncet, est glacial et se conforme au droit international : « Israël a violé la souveraineté du territoire ougandais. Il n’avait pas le droit. »
Pourtant le père Valéry, Edmond Giscard d’Estaing, lui, est très enthousiasmé par l’exploit. Il téléphone à l’ambassadeur Gazit et, d’une voix très digne, lui dit : « Israël a sauvé l’honneur du monde ».
Samedi 8 janvier 1977, Le Mossad fait part au SDECE de la présence de Mohamed Daoud Odeh, venu en France avec un faux passeport irakien. Une heure plus tard, des agents de la DST se présentent discrètement à la « Résidence Saint-Philippe », faubourg Saint-Honoré, et l’arrêtent. La DST vient d’arrêter, en fait, l’instigateur du massacre des onze athlètes israéliens aux jeux Olympiques de Munich en septembre 1972. Sur les ordres de Giscard, il sera relâché contrairement aux demandes d’extradition de l’Allemagne et d’Israël.
L’ambassadeur Gazit est rappelé à Jérusalem pour manifester un désaveu. Une première dans les annales de la diplomatie israélienne.
L’affaire Abou Daoud se transforma très rapidement en une campagne anti-française.
Les Etats-Unis accusent la France d’encourager le terrorisme international.
Une semaine après cette affaire, les quatre cents journalistes réunis dans la salle des fêtes de l’Elysée hésitaient à poser des questions sur l’affaire Abou Daoud car Giscard avait décidé de ne pas répondre aux questions de politique étrangère.
Assis au bout du troisième rang, je saisis le micro et pose la question. Elle surprend toute l’assistance et le président de la République ne cache pas son irritation. Mais une avalanche de questions sur le même sujet va s’ensuivre.
Giscard se lance dans un long plaidoyer en faveur de sa politique et d’un ton très gaullien nous dit :« La France n’a de leçons à recevoir de personne, et j’invite ceux qui souhaitent être amis à s’abstenir de nous donner des leçons ».
Les explications fournies par Giscard ne sont pas très convaincantes aux yeux des Israéliens. Pour la France cartésienne, les impératifs juridiques comptaient, et il fallait les appliquer à la lettre.
Quarante-huit heures plus tard, Giscard effectue une visite officielle en Arabie Saoudite et contrairement aux déclarations antérieures il n’ait fait mention ni de l’OLP, ni de Jérusalem, ni d’un Etat palestinien. Fallait-il cette affaire Abou Daoud pour pouvoir normaliser les relations avec Israël ? Cette politique hypocrite n’a-t-elle pas porté atteinte à l’image de la France ?
Une page est tournée dans les relations, le ministre des Affaires étrangères, Louis de Guiringaud, effectuera une visite officielle à Jérusalem et l’ambassadeur Gazit reprendra ses fonctions.
Huit mois plus tard : visite historique du président Sadate à Jérusalem. Tous les pays occidentaux ont applaudi ces moments émouvants retransmis par les chaînes de télévision de tous les continents, sauf un pays : la France. Giscard montra sur ce sujet une attitude glaciale voire indifférente.
Pourquoi ? se demande à juste titre Begin dans un long entretien que j’ai eu avec lui peu après. « Quoi ? l’Egypte ! le pays des pharaons, en guerre avec Israël depuis trente ans, accepte le dialogue, et Giscard d’Estaing, président de la République française, le pays de la Liberté, de l’Egalité et de la Fraternité qui réclame la paix au Proche-Orient, ne dit mot ! Voilà qui dépasse l’entendement. Va-t-il être plus égyptien que Sadate ? »
Le même président français accordera plus tard, à Neauphle-le- Château, près de Paris, l’asile politique au père spirituel de la révolution islamiste, Ayatollah Khomeiny pourtant les Services de renseignements lui fournissaient chaque jour des rapports accablants sur la présence de terroristes potentiels sur le territoire. Ces Services avaient même suggéré d’expulser Khomeiny vers l’Algérie et en dernière minute Giscard décide de renvoyer l’ayatollah…dans un entretien, il prétendra que le Chah lui-même avait donné le feu vert pour accorder au leader spirituel des chiites l’asile politique en France (sic).
Les autorités françaises n’ont pas interdit l’enregistrement de dizaines de cassettes hostiles et menaçantes du vieillard iranien qui prétendait parler au nom de Dieu. Le 1er février 1979, Khomeiny arrive en grand libérateur à Téhéran par un avion d’Air France mis spécialement à sa disposition. Arafat sera le premier visiteur reçu par le chef de la révolution. L’accueil est enthousiaste et la foule en délire. Le chef de l’OLP affirmera avec fierté que la révolution palestinienne ne tardera pas à triompher et que, grâce à Khomeiny, ses combattants marcheront en vainqueurs dans les rues de Jérusalem, « Al-Qods ».
La décision de Giscard d’héberger l’ayatollah iranien en France, puis de lui « offrir » Téhéran a bouleversé totalement l’équilibre stratégique au Moyen-Orient au détriment des pays occidentaux et surtout d’Israël. Cette décision hâtive et maladroite a eu des répercussions néfastes. Elle a déstabilisé toute la région et encourage, aujourd’hui encore, le terrorisme international.
Elle a surtout renforcé les mouvements islamistes fanatiques sur tous les continents et a créé au Sud-Liban un mini-Etat islamiste avec les gardiens du Hezbollah.
Giscard m’expliqua que la France entretient également des bonnes relations avec la Libye de Kadhafi pour stabiliser les régimes modérés du Maghreb. Pour preuve, il précisa qu’il avait évité en novembre 1975 une guerre entre la Tunisie et la Libye et avait même envoyé deux escadrilles de Mirages F1 pour déjouer toute tentative de coup de force contre le président Bourguiba.
Giscard et surtout Chirac ont eu d’excellentes relations avec le président irakien Saddam Hussein. Lors du conseil des ministres du 23 juillet 1980, il déclare sans équivoque : « L’Irak comme tous les pays au droit aux usages pacifiques de l’énergie nucléaire. La France continuera dans cette voie sans céder à des pressions ou des manœuvres. »
Chirac me confiera que « Begin a commis là une opération terroriste extrêmement grave et que selon sa propre conviction, l’Irak ne pouvait en aucun cas fabriquer une bombe atomique. Toutes les garanties étaient examinées à la loupe avec une grande prudence et avec la volonté de ne prendre aucun risque ».
Giscard d’Estaing reste muet sur la question. Il nous livrera plus tard que ce n’était pas lui qui avait pris la décision de fournir une centrale nucléaire à Bagdad : « C’est Chirac qui a fourni la centrale ! ». On peut évidemment s’interroger sur le pourquoi de cette dérobade peu chevaleresque de la part d’un ancien président de la République française.
Dans l’affaire Osirak, comme pour l’opération Entebbe, Israël est condamné par le gouvernement français pour avoir réglé un contentieux par une intervention armée contraire au droit international et pour avoir agi trop précipitamment. Pour les deux opérations, Israël a affirmé être en situation de légitime défense.
Vendredi 3 octobre 1980. C’est le jour de Simhat Thora, la Joie de la Loi, la fin du cycle annuel de la lecture biblique et le début du Renouveau. Dans toutes les synagogues du monde, on célèbre ce même rite. Dans le temple de la rue Copernic à Paris, les fidèles en liesse chantent les louanges à Dieu. Les enfants vêtus de leurs habits de fête ont accompagné leurs parents. Cette synagogue est l’une des rares de la capitale ou femmes et hommes ne sont pas tenus de prier séparément, curiosité assez étonnante pour la plupart des juifs. C’est un temple libéral où les prières sont bilingues : français et hébreu.
Il est sept heures du soir, la nuit est déjà tombée. A l’intérieur de la synagogue, une chaleur divine se répand. Les rouleaux de la Loi sont promenés autour du tabernacle et dans la salle règne une joie délirante.
Soudain, c’est l’explosion brutale qui fait trembler le lieu sacré et on se trouve plongé dans l’obscurité totale.
Dans l’affolement général, des prénoms sont hurlés. Des appels au secours. Sur le sol des flaques de sang et des dizaines de blessés. A l’extérieur, sur le trottoir, c’est le spectacle de la désolation. Quatre corps gisent à terre. Un attentat odieux vient de frapper les juifs de France dans leur propre lieu de prière.
Au même moment, Valéry Giscard d’Estaing arrive à Authon, au château familial. Il vient d’apprendre la nouvelle par la radio dans sa voiture. Pour le président de la République, c’est un fait divers comme tant d’autres. Une synagogue a été prise pour cible, demain ce sera une église, les juifs sont des Français à part entière, et puis il n’est pas question de réagir à chaud, ce n’est pas l’habitude du Président…
Giscard téléphone à Christian Bonnet, ministre de l’Intérieur qui est déjà sur les lieux de l’attentat. Il prend connaissance du désastre et des mesures nécessaires pour renforcer la sécurité des institutions juives. Le secrétaire général de l’Elysée, Jacques Wahl, est profondément bouleversé. Il ne peut rester indifférent. Il est juif et connaît bien ce lieu de culte, ses enfants y ont étudié, ils auraient pu être parmi les victimes.
Il appelle son président et lui suggère de publier un communiqué et d’adresser un message de sympathie au grand rabbin Kaplan.
Raymond Barre, lui, est en week-end à Lyon dont il est l’élu. Il décide de rebrousser chemin et de rentrer à Paris. Dans la soirée, il déclare à TF1 : « Cet attentat odieux a voulu frapper les israélites qui se rendaient à la synagogue, il a frappé des Français innocents qui traversaient la rue Copernic ».
Une petite phrase qui provoque l’indignation en dépit de mises au point de Matignon. « Aujourd’hui, il faut que les juifs se défendent, les attentats antisémites ne sont pas des affaires intérieures françaises ». La thèse de Begin se confirme : la politique israélienne de Giscard alimente indirectement les attaques antisionistes et antisémites en France.
Une vague d’indignation comme il ne s’en était plus manifesté depuis la Deuxième Guerre mondiale vient de secouer la nation française.
Valéry Giscard d’Estaing est-il conscient de l’ampleur du phénomène ? A-t-il compris que la communauté israélite est hypersensible à tout ce qui peut rappeler l’extermination ? A-t-il saisi que la diaspora juive est une composante à part entière de l’Etat d’Israël ? Que le lien qui unit cette diaspora à Israël constitue un cas unique au monde ? Va-t-il suivre les conseils judicieux de Jacques Wahl ?
Le président de la République a choisi le silence. Il n’apparaîtra pas dans les médias et ne réagira pas énergiquement comme il se doit dans ces circonstances. Il reste absent.
Pourtant les juifs de France attendaient impatiemment une déclaration, quelques paroles réconfortantes.
Rien ! Le mutisme complet. Giscard n’a pas pris le taureau par les cornes. Il n’a probablement pas l’épiderme sensible. Il n’a même pas pensé à réunir un Conseil des ministres extraordinaire.
L’attentat de la rue Copernic a profondément secoué la société française et a eu des répercussions graves sur le comportement des juifs de France vis-à-vis du pouvoir et sur leur attitude à l’égard d’Israël.
Cette méconnaissance d’Israël et des juifs était déjà sensible durant son septennat et nous l’avons constaté après l’attentat de la rue Copernic mais l’anecdote suivante est aussi éloquente.
Quand le Premier ministre Itzhak Shamir se rend à l’Elysée, Giscard lui demande :
« Qui avez-vous déjà vu à Paris ?
– Les dirigeants de “notre” communauté, répond Shamir tout naturellement.
– “Votre” communauté ? dit Giscard entre l’étonnement et la colère, ce n’est pas la “vôtre”, c’est la “nôtre”. »
Là encore Giscard n’admet pas le fait que la diaspora juive en France est une composante à part entière du peuple juif.
Tout au long de son septennat, Giscard a témoigné une indifférence froide vis-à-vis d’Israël et des juifs. Malgré son savoir et son intelligence, il avait mal compris, mal « senti » la passion des Israéliens et la spécificité des juifs de France. La réalité israélienne, il ne l’a entrevue qu’à travers son récepteur de télévision et le fond lui en était méconnu. Je le lui avais vivement reproché et lui en faisais même la remarque lors d’une conférence de presse à l’Elysée, mais il a fait la sourde oreille. Il a préféré voir l’Etat Juif avec ses jumelles depuis un fortin jordanien…
Ce n’est qu’en décembre 1983 que Giscard foulera la Terre sainte et à titre privé. Dix ans après son élection à la présidence, il me disait avec une consternation non déguisée : « J’ai cru qu’Israël était un véritable pays occidental, la Suisse ou Monte-Carlo, je m’aperçois qu’il est bien oriental ».