Ariel Sharon – Le Bouteur
« Ariel Sharon est un véritable bouteur. Il est capable de tout faire. » Menahem Begin
Jamais dans l’histoire d’Israël un personnage légendaire n’a été controversé comme Ariel Sharon. Depuis la création de l’Etat juif, il fait partie du paysage militaire et politique d’Israël et a marqué de son empreinte l’histoire du Proche-Orient : les conflits armés, les champs de bataille et les combats pour la paix sur l’arène diplomatique.
Toujours en action, le guerrier victorieux devient un négociateur habile et l’un des principaux acteurs de la planète de cette dernière décennie. Son brusque départ de la scène rend difficile le déchiffrement de l’énigme Sharon et complique la situation au Proche-Orient.
J’ai rencontré Arik Sharon pour la première fois en 1965 alors que j’étais un jeune soldat dans les rangs de Tsahal. A l’époque, il était déjà colonel dans les paras et sa présence dans les camps militaires flanquait la trouille aux « bleus ».
Il venait d’être évincé du commandement Nord et était chargé de l’instruction des nouveaux militaires. Il supervisait avec une discipline de fer l’entraînement des troupes.
Je l’observais, au garde à vous. Il s’approcha et me posa quelques questions concernant les conditions du service. Je répondis brièvement en rougissant et avant de partir, Sharon me dit :
« Soldat, sache toujours te protéger et te défendre ! La tranchée que tu viens de creuser n’est pas assez profonde ! Prends garde pour la prochaine fois, car l’ennemi est lâche et impitoyable !»
Ses paroles directes aux soldats étaient toujours dites avec un intérêt sincère pour ses subordonnés ; ses propos prononcés en fronçant les sourcils et avec un sourire malicieux. On ne pouvait ni désobéir, ni blâmer, ni discuter. C’était le style typiquement Sharon qui accompagnera la longue et riche carrière du général baroudeur.
Né en Palestine en février 1928, Ariel, fils de Shemouel et Vera Sheinerman a une enfance agitée et tourmentée par les événements de l’époque. A Kfar Malal, sa famille habite sous une tente, sans électricité ni eau courante. Le père cultive la terre aride dans des conditions pénibles et le fils suit ses pas avec beaucoup d’admiration. Il observe comment son père défriche, plante, arrose et récolte. Il regarde la ferme s’agrandir et devenir après, un petit poulailler, une étable et enfin une écurie. Il s’imagine héros de western. Il se voit monter à cheval et galoper dans les prairies, faire du rodéo et lancer son lasso pour attraper le bétail en fuite. Il rêve de diriger un jour la ferme de ses parents et de devenir un cultivateur célèbre.
Solitaire, Ariel se tient à l’écart des enfants du village et s’amuse plutôt avec les animaux. Le fidèle chien de la ferme, Shiptz, est son meilleur ami.
Chaque soir, il monte dans le grenier et regarde avec curiosité le manège entre le chat et la souris ; lorsqu’il se couche et avant de s’endormir, il écoute admiratif les échos de chansons populaires russes et le frémissement du violon dont son père joue admirablement. La culture de la terre s’harmonise avec l’art et la musique. Agnostique, la famille Sheinerman est libérale, large d’esprit et de culture. Le père Shemouel, agronome de profession, symbolise les pionniers juifs de Russie, solidement enracinés dans la terre et dotés d’une volonté de fer. Dans sa conception, le travail physique sanctifie la vie. Mais contrairement à l’esprit collectif du kibboutz, il voue un véritable culte au labeur du sol, à l’action éthique de l’individu. Ariel porte en lui ses traits de caractère. Têtu comme lui, il refuse obstinément les arrangements et les concessions mutuelles et il est prêt à aller jusqu’au bout du monde pour prouver son bon droit. Il pense qu’il a toujours raison, c’est un grand tort.
Fier de marcher sur les traces de son père, Arik l’aide au travail de la ferme et des champs. Il aide aussi sa mère, infirmière de profession, à traire les vaches et boit, en cachette et d’une traite, le lait encore tiède et non pasteurisé. Souvent, il observe avec de grands yeux la naissance d’un nouveau-né à quatre pattes…
A treize ans, après sa bar-mitzva, Arik monte déjà la garde. Muni d’un poignard et une matraque, il fait les cent pas dans l’obscurité de la nuit. Sur le qui-vive, il balaie ses yeux d’Argus sur tout ce qui bouge, prêt à bondir sur sa proie. La garde en solitaire le forme à devenir indépendant, à réfléchir seul et à prendre des décisions sans besoin de consulter quiconque.
A l’école, il est un élève assez moyen, contrairement à sa sœur Dita, plus douée pour les études.
En 1945, Arik a dix-sept ans. La Deuxième guerre mondiale vient de s’achever. Tous les jeunes de son âge sont mobilisés. Contre l’avis de son père, il décide de rejoindre le Palmah, fer de lance de la Haganah socialiste. Il enfile l’uniforme avec fierté. Une fulgurante carrière militaire commence pour ce sabra blond et fort, natif du pays. Elle marque de son empreinte l’histoire du jeune Etat juif, en route vers son indépendance.
Le jeune Arik participe à plusieurs opérations contre des bandes armées arabes et dynamite des ponts stratégiques. Il combat à Latroun, cette colline qui contrôle la route vers Jérusalem. Blessé grièvement, il voit pour la première fois la mort en face. Il s’en sort de justesse. Longtemps, les séquelles du combat sanglant de Latroun marqueront son comportement. Il apprendra à souffrir en silence et à ne jamais baisser les bras. Ne jamais désespérer!
Après la guerre d’Indépendance, Arik Sharon est déjà capitaine dans le service de renseignement militaire. Il patrouille le long de la ligne de démarcation avec la Cisjordanie et effectue des reconnaissances à proximité des villages arabes. Les attentats contre les cibles israéliennes se multiplient et une unité spéciale au sein d’une brigade des parachutistes est crée pour empêcher les infiltrations de l’ennemi en territoire israélien. Arik Sharon devient le chef incontestable de cette unité 101. Tous les soldats qu’il a recrutés sont des volontaires, de véritables commandos, des éclaireurs formés pour le combat tout-terrain, de jour comme de nuit. Ils sont doués du sens de l’orientation, connaissent parfaitement la topographie et sont animés de l’esprit de corps. Leur comportement est souvent sauvage, ils se conduisent grossièrement et brutalement, mais pour ce genre d’opérations militaires, c’est aux yeux d’Arik Sharon un atout, un avantage sur l’ennemi impitoyable.
Les raids de l’unité 101 sont audacieux et spectaculaires mais les bavures sont aussi nombreuses. Des dizaines de victimes palestiniennes innocentes, dont des enfants, tombent sous les balles des paras israéliens, et sous les décombres des maisons attaquées à l’explosif des familles nombreuses. Le monde entier condamne sévèrement ces raids, mais l’unité 101 poursuit ses actions ponctuelles. Elles sont dissuasives. Le nombre des actes terroristes baisse considérablement.
Le Premier ministre, Ben Gourion, apprécie le caractère fougueux d’Arik et ses méthodes pour combattre le terrorisme.
Sa première rencontre avec lui sera déterminante pour la carrière du jeune officier. Désormais, le capitaine sabra participe aux réunions d’état-major, au grand dam des généraux. Ce canal direct est sans précédent au sein de l’armée. Le capitaine Arik sera pointé du doigt et marginalisé. Protégé par Ben Gourion, Sharon persiste et signe, et souvent se moque des ordres reçus par ses supérieurs. Orgueilleux, appuyé d’une assurance exagérée, il provoque longtemps des remous au sein de l’état-major de l’armée. Toutefois, au sein de son unité, il est incontestablement un chef respecté, vénéré et très admiré. Le jeune officier, qui n’a que 22, ans est bientôt le point de mire des journalistes et la presse foisonne d’articles flatteurs à son sujet qui décrivent avec fougue ses exploits. Depuis, Sharon est l’ami de certains correspondants. Il leur fournira des informations précieuses et eux lui offriront des articles élogieux.
Cependant, Moshé Dayan, le chef d’état-major, ne peut plus laisser les mains libres à Sharon et lui barre la route. Il le relève de son commandement et lui propose un poste moins attrayant à l’état-major. Fou de rage, Arik va voir Ben Gourion. Ce dernier, surpris, répond avec philosophie et cite Jean de la Fontaine : « Patience et longueur de temps font plus que force ni que rage.» Des paroles devenus prophétiques…
Quelques mois plus tard, la campagne de Suez éclate. Dayan mobilise à nouveau Sharon et s’appuie sur son courage et sa formidable audace. Sharon et ses parachutistes de la brigade 202 sautent les premiers dans le désert du Sinaï et arrivent triomphants sur les rives du canal de Suez.
Après cette victoire, Sharon part étudier à la prestigieuse école militaire anglaise de Berkeley. Il s’installe à Londres avec son épouse Margalit et leur enfant Goury.
Après une année d’études intensives, il retourne en Israël. Sa déception est grande car Dayan n’est plus le chef d’état-major et Ben Gourion s’est retiré dans son kibboutz du Néguev.
Il ronge son frein et profite de ses heures creuses pour étudier le droit constitutionnel et se consacrer à sa petite famille. Un jour, alors qu’il s’amuse avec son jeune fils, la terrible nouvelle tombe : son épouse si est tuée dans un accident de voiture sur la route de Jérusalem. La jeune sœur de Margalit, Lily, prend en charge l’enfant et lui sert de mère. Par la suite, Lily se marie avec Arik. Selon certaines rumeurs, jamais confirmées, Margalit en voulait à son mari pour avoir flirté avec sa soeur et s’est ainsi suicidée au volant de sa voiture.
Quelques mois plus tard, Arik se sent terriblement orphelin. Son père, Shemouel, meurt dans un lit d’hôpital et sa grande sœur, Dita, décide de quitter définitivement le pays pour s’installer à New York. Elle est mécontente du comportement de sa mère Vera, qui a une préférence marquée pour son petit frère Arik. Un an après, Lily, met un bébé au monde, Omry. La vie est ainsi faite, avec ses imprévus, ses jours de joie et d’allégresse mais aussi de tristesse, de conflits familiaux et de mélancolie.
En 1963, le chef d’état-major Itzhak Rabin nomme Ariel Sharon chef adjoint au commandement nord. Même dans ce poste, Arik ne fait pas long feu. Le nouveau chef du secteur, le général Elazar, connu sous le nom de Dado, ne peut s’entendre avec Arik. Au nord du pays, la tension s’accroît de jour en jour avec les Syriens qui décident de détourner les eaux du Jourdain. Les duels d’artillerie sont quotidiens et provoquent l’escalade dans toute la région. Sharon adopte la ligne dure et regarde le champ d’opération à travers ses jumelles, en appuyant trop vite sur la gâchette.
Dado, large d’esprit, agit avec sagesse et calcule chaque pas en prenant en attention les aspects stratégiques et politiques.
Je fus témoin de scènes houleuses entre les deux hommes. Sharon pense que Dado ne lui fait pas confiance et qu’il intrigue contre lui. Il se trompe. Ayant collaboré étroitement avec le général Elazar pendant plus de deux ans, je peux affirmer que Dado est un homme intègre et ferme. Il ne peut admettre une aventure dans une région surpeuplée de villages agricoles qui risque de s’embraser à la moindre étincelle. Il décide de freiner les ambitions fougueuses de Sharon. Il pense justement que la meilleure partie du courage est la prudence et la créativité modérée et sage.
Sharon se retrouve du jour au lendemain sans activité militaire. Il prend un congé sans solde et en profite pour faire un voyage en Afrique… A son retour, Rabin le nomme chef de l’instruction à l’état-major. Frustré, écarté des opérations militaires, Arik s’installe dans le quartier de Tsahala, près de Tel-Aviv. Sa famille grandit : Omry a déjà 3 ans et un troisième garçon naît : Guilad. Arik est un père comblé.
Cependant, la situation le long des frontières s’aggrave et les armées arabes réunies sont sur le pied de guerre. Tsahal mobilise ses réservistes et Arik est nommé chef d’une division blindée.
Le 5 juin 1967, la guerre éclate et ne dure que six jours. Le scénario de la campagne de Sinaï de 1956 se reproduit. Arik est à nouveau le premier sur les rives du canal de Suez.
Chargé de l’instruction des troupes, il reconstitue minutieusement chaque opération.
Pour faire acte de présence, il décide de transférer les différentes écoles militaires en Cisjordanie, en dépit d’une forte réticente de l’état-major. Sharon souhaite sauvegarder la sécurité de la bande côtière urbaine et garantir la protection de Jérusalem. Une présence militaire sur les collines et les carrefours stratégiques en Cisjordanie est vitale pour la défense d’Israël. Son plan est clair : il combine la stratégie militaire et le plan d’une présence juive massive en territoire biblique. Première étape : s’installer militairement dans ce territoire pour y créer ensuite des colonies de peuplement et garantir leur sécurité. Par cette politique, Sharon a accompli des faits et créé des gages pour l’avenir.
Le 4 octobre 1967, l’Etat juif fête le nouvel an hébraïque. Ce matin-là, Sharon est chez lui avec ses enfants lorsqu’il entend soudain un coup de feu en provenance du jardin. Il court à l’extérieur et voit une scène horrible. Son fils aîné, Goury, est étendu sur le gazon, baignant dans son sang, avec à ses côtés un vieux fusil. Affolé, Arik prend son fils dans les bras et le transporte à l’hôpital. Trop tard. L’enfant est déjà mort ; il n’a que dix ans… Il est enterré près de sa mère, Margalit, décédée cinq ans plus tôt. Arik Sharon a connu plusieurs drames dans sa vie mais celui-ci fut le plus atroce et le plus pénible. Son fils Goury tué par un camarade avec son propre fusil…Terrifiant, et à ses yeux, impardonnable!
Plongé dans la solitude et dans ses réflexions, Sharon, qui a déjà quarante et un ans, pense à son prochain avenir dans la vie civile. Il est attiré par la vie publique et par la gloire, et il pense naïvement qu’il sera reçu par les partis politiques en héros. Il sera déçu. Toutes ses tentatives pour se rallier au peloton de tête du parti de droite de Menahem Begin sont vouées à l’échec. Arik restera à l’armée jusqu’à l’âge de la retraite. C’est la guerre d’usure sur le canal de Suez et Sharon, devenu commandant du secteur Sud, lance des représailles foudroyantes au cœur de l’Egypte et s’attelle, dans la bande de Gaza à ratisser les bases terroristes. Sa méthode est pragmatique, rapide et brutale mais c’est la plus efficace à ses yeux. La bande de Gaza reprend en effet une vie à peu près normale et les actes terroristes baissent sensiblement au point de même quasiment disparaître.
Janvier 1972, le général David Elazar est le nouveau chef d’état-major de Tsahal. Sharon qui souhaitait devenir chef des armées, est profondément déçu et se trouve dans l’obligation de quitter l’armée. Il a 45 ans, l’âge de la retraite pour les militaires.
Dans l’attente de nouvelles élections législatives, il achète une ferme abandonnée dans le nord du Néguev. Il obtient un prêt par l’intermédiaire d’amis, convaincu de pouvoir le rembourser. Profondément attaché à la terre, au terroir familial et national, Sharon respire. Aux côtés des moutons, des vaches et des chevaux, il réalise un rêve. Il se sent libre et heureux et peut méditer tranquillement sur la vie politique.
Les mois passent et voilà que la tension monte subitement aux frontières. Tsahal mobilise ses réservistes. Sharon est appelé en urgence au QG. La guerre est imminente et on retire les cartes d’état-major. Le 5 octobre 1973, la guerre de Kippour éclate. La ligne Bar Lev sur le canal de Suez se transforme en passoire et les fortifications tombent comme des châteaux de cartes. Les combats sont acharnés et impitoyables. Sharon tente l’impossible. Sans en informer ses supérieurs, il ose passer à l’offensive et tente de traverser le canal de Suez. Après quelques tentatives avortées, il effectue une percée audacieuse et spectaculaire sur l’autre rive du canal et encercle, avec la ruse d’un vieux renard, la troisième armée égyptienne.
Sharon, le front bandé par une blessure, les cheveux gris en bataille, les yeux rougis par l’insomnie et la fatigue, est debout, triomphant devant les portes d’Ismaïlia, prêt à poursuivre le combat jusqu’au Caire. On l’arrête net !
Sharon critique sévèrement les préparatifs de la guerre et le déroulement des combats. Il le fait sur la place publique et devant les caméras et les projecteurs. On le lui reproche vivement et on lui en gardera longtemps rancune.
Le départ du général Elazar et la démission de Golda, puis de Dayan, lui laisse un espoir dans les arcanes du pouvoir. Le nouveau Premier ministre Itzhak Rabin, le nomme conseiller spécial pour les affaires de sécurité et la lutte anti-terroriste. Pour la première fois Sharon participe aux débats gouvernementaux. Il acquiert une vision d’ensemble sur le plan national et international et voyage beaucoup. Mais voilà que le gouvernement Rabin tombe après une motion de censure, votée par la Knesset, et que de nouvelles élections sont proclamées.
Après avoir gagné sur le champ de bataille, devenu héros d’Israël, Sharon se lance dans la campagne politique. Très sûr de lui, il décide de faire cavalier seul et de créer son propre parti : Shlom Tsion. Il sera amèrement déçu. Lors des élections législatives, le peuple ne lui accorde que deux sièges. Sans enthousiasme, il se rallie à la nouvelle coalition de Menahem Begin, devient ministre de l’Agriculture, et de la commission chargée du peuplement et de l’aménagement du territoire. Cependant, un rêve se réalise pour celui qu’on surnommera « le Bouteur »
Encouragé idéologiquement par Begin et spirituellement par le mouvement messianique du « Bloc de la foi », Sharon se lance dans une construction massive en Cisjordanie et aux alentours de Jérusalem. Des milliers de colons s’installent dans des conditions de vie plus confortables. Son rêve devient réalité. Le paysan réalise la conception stratégique du général. Dans l’attente, Begin tombe malade et deux de ses ministres, Dayan et Weizman, lui claquent la porte au nez, pour avoir négligé la solution du problème palestinien à la suite des accords signés avec l’Egypte. Le ministère de la Défense est vacant et Begin se trouve dans l’obligation de l’offrir à Sharon, même s’il pense que « le général baroudeur serait capable un jour d’encercler de ses chars la présidence du Conseil ».
Ariel Sharon, à qui on a refusé la direction de Tsahal, est désormais le nouveau patron de l’armée israélienne et de toutes les forces de défense de l’Etat juif. Belle revanche!
Après avoir rayé de la carte les colonies de peuplement du Sinaï, Sharon prépare une opération de grande envergure au Liban.
Epaulé par le général Réfael Eytan, dit Rafoul, Sharon établit des contacts fructueux avec les dirigeants chrétiens. Après une préparation minutieuse du Mossad, dans le plus grand secret, Sharon débarque sur la côte libanaise à bord d’un hélicoptère, escorté par la chasse et la marine israéliennes.
Il arrive tard dans la nuit et rencontre Béchir Gemayel, chef militaire des Phalanges. Sharon y scelle l’amitié avec les chrétiens et prépare une opération conjointe avec eux contre l’OLP de Yasser Arafat.
Le 16 février 1982, Begin rencontre Béchir Gemayel à Jérusalem, en sa résidence de la rue Balfour. Un premier feu vert est donné. Sharon et Eytan commencent leurs préparatifs, dont la conquête de Beyrouth…
Le 4 juin 1982, Shlomo Argov, l’ambassadeur d’Israël à Londres, est grièvement blessé par un attentat revendiqué par l’OLP.
48 heures plus tard, les troupes israéliennes pénètrent en territoire libanais à l’aide de centaines de chars alignés sur trois axes sous le regard éberlué des casques bleus de la FINUL.
L’opération du Liban, limitée au départ, se transforme très rapidement en une guerre totale contre l’OLP et la Syrie et dure plus de trois mois. Elle se prolonge au-delà des objectifs annoncés et a de graves conséquences pour Israël, en particulier, pour Ariel Sharon, le ministre de la Défense.
Le 14 septembre 1982, le chef des phalanges chrétiennes, Béchir Gemayel, est tué dans un attentat à Beyrouth, en pleine zone chrétienne, non loin des chars et des soldats israéliens.
Les cartes de Sharon sont brouillées. Il a envisagé tous les scénarii mais pas la mort de Gemayel. Il souhaitait le voir prochainement le président du « nouveau Liban, libre et démocratique ». La vengeance des chrétiens ne tarde pas. Les Phalanges massacrent sauvagement et sans distinction, les hommes, les femmes et les enfants dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila, devenus soudain, tristement célèbres.
L’opinion internationale est bouleversée et en Israël, Sharon est mis sur la sellette et on le traite d’assassin pour la première fois. Les conclusions d’une enquête judiciaire sont très sévères à son égard et Sharon se trouve dans l’obligation de démissionner. Menahem Begin est soulagé du départ de Sharon mais l’aventure libanaise précipite son départ de la scène et hante Sharon dans sa traversée du désert, qui durera plus de deux années.
En septembre 1984, suite aux résultats des élections législatives, à l’initiative de Sharon, Shamir et Pérès forment un gouvernement d’union nationale, une cohabitation entre les deux grands blocs politiques : le Likoud et les travaillistes. Sharon participe à ce gouvernement et sera pendant plus de six ans, ministre de l’Industrie et du Commerce.
En 1988 Vera, la maman d’Ariel, meurt à l’âge de quatre-vingts huit ans. Jusqu’à son dernier jour, elle refuse qu’on l’appelle « la maman d’Arik ». Cette femme de caractère et d’esprit fort a influencé Sharon dans ses grandes décisions. Elle l’a toujours encouragé à poursuivre une carrière politique, jusqu’au bout.
Sa disparition est un coup dur pour Sharon.
Le 2 août 1990, Saddam Hussein envahit le Koweït. Israël est menacé par des missiles Scud. Sharon propose ses « bons offices » et suggère une attaque aérienne préventive et une opération de ratissage des blindés, appuyés par l’infanterie et par des unités de commandos. Shamir, le Premier ministre refuse net. Il préfère tenir le profil bas et laisser les Américains seuls en Irak. Sa méfiance envers Sharon et sa politique de retenue récoltent leurs fruits. Le 30 octobre 1991 s’ouvre à Madrid une conférence de Paix. Des négociations directes et sans préalable entre Israël et les Arabes. Cependant le gouvernement Shamir tombe et des élections anticipées donnent la victoire au parti travailliste.
Un nouveau processus de paix est entamé : celui d’Oslo. Arafat arrive de Tunis et prend le contrôle des territoires palestiniens.
Itzhak Rabin est mis sur la sellette par l’opposition et l’extrême- droite. Il est accusé de haute trahison et comparé à Pétain ou Mussolini. Des rabbins fanatiques et bizarres participent à des cérémonies reprises de l’obscurantisme du Moyen Age, jettent leurs malédictions, vouant Itzhak Rabin « le maudit » à une mort violente. Quelques semaines plus tard, le 10 novembre 1995, Rabin est assassiné sur la place publique par un fanatique juif de l’extrême- droite.
Dans la confusion totale, le pays plonge dans une nouvelle campagne électorale. Le chef du Likoud gagne de justesse. Benjamin Nethanyaou, le nouveau Premier ministre nomme Ariel Sharon ministre des Infrastructures nationales. Il est en désaccord avec Bibi et le critique sévèrement pour avoir poursuivi les accords avec Arafat. Le 3 octobre 1988, et contre toute attente, Bibi nomme Ariel Sharon chef de la diplomatie et le charge de négocier le statut final avec les Palestiniens. Sharon engage un nouveau processus et exige un « code de conduite ». Toutefois, il refuse catégoriquement de rencontrer Arafat et de lui serrer la main. Dans mes fonctions de conseiller au sein du cabinet du ministre des Affaires étrangères, puis comme premier ambassadeur d’Israël en Mauritanie, j’ai eu le privilège de mieux connaître Sharon le diplomate. Il fut respecté par les dirigeants arabes, en particulier au sein des pays du Maghreb. Il m’avait demandé de préparer une visite discrète à Nouakchott, à Rabat et Tunis. Elle n’a pas eu lieu car le mandat de Nethanyaou arriva à son terme et son gouvernement fut remplacé par celui Ehud Barak. Sharon, devenu chef de l’opposition ronge son frein et attend impatiemment le moment propice.
Cependant, deux drames viennent secouer l’idylle familiale.
Le 19 décembre 1999, le feu ravage la ferme des Sycomores. Sa propre maison est en cendres en raison d’un court circuit. L’incendie a ravagé les meubles rustiques, les tapis et les tableaux, les livres, les albums et les photos. Seule une Bible a été épargnée…
Trois mois plus tard, l’épouse de Sharon, Lily, âgée de 63 ans, meurt dans son lit d’hôpital, suite à un cancer des poumons.
Ariel Sharon se sent terriblement solitaire. Elle était toujours à ses côtés, rayonnante et souriante. Sa disparition le plonge dans la mélancolie et la réflexion. Et pourtant, il s’accroche à la politique avec une forte conviction et entre en scène avec fracas. Le 28 septembre 2000, il pénètre avec ses militants sur l’esplanade du Mont du temple, un lieu sacré pour les Juifs et les musulmans. Cette visite provoque la colère des musulmans du monde entier, relance l’Intifada des Palestiniens et précipitera la chute d’Ehud Barak en plongeant le pays dans une nouvelle campagne électorale.
Soudain, l’image impulsive du général Sharon, celle du guerrier impitoyable, s’efface. Le nouveau Sharon parle peu et sourit beaucoup. Il représente « le grand-père », l’homme riche en expérience qui rassure son peuple, respirant la force tranquille et le consensus national.
Le 6 février 2001, la victoire de Sharon est écrasante. Plus de 62 pour cent des voix des électeurs votent pour lui contre 38 pour cent pour Ehud Barak.
Au lendemain de sa victoire, Sharon va tout d’abord s’incliner devant la tombe de son épouse, Lily…
Puis il gagne Jérusalem pour exaucer une prière de paix devant le mur des Lamentations.
Dans le cadre de mes fonctions, j’ai eu le privilège de le rencontrer à plusieurs reprises, dans son ranch des Sycomores, à son bureau et à la Knesset.
Sharon a bien changé. Ce n’est plus l’introverti qu’on a connu. Il s’est endurci, a pris des rides et de l’expérience. Le décès de sa femme et les dernières enquêtes de police sur les malversations de ses fils l’ont vraiment secoué. Il tente de cacher ses sentiments et ne pas perdre la face. Son ton et son style ont évolué : il est plus calme, moins arrogant mais toujours déterminé et persévérant. Sharon est resté un homme de combat et de luttes acharnées. Il n’a jamais été entraîné par les événements. Toujours pionnier, éclaireur et fer de lance. Il aspire à se différencier de ses pairs, à être original pour avoir de plein droit sa place dans l’Histoire.
Tout d’abord, il redonne le sentiment de sécurité aux Israéliens. Lutte avec acharnement contre le terrorisme et l’Intifada palestinienne, élimine les chefs du Hamas, et met Yasser Arafat en quarantaine jusqu’à la fin de ses jours. Puis décide d’évacuer une vingtaine de colonies de peuplement, certaines datant de trois décennies.
Pour renforcer sa position internationale, il consolide ses relations avec le président Bush et ses voisins arabes : Abdallah et Moubarak.
Stratège et averti dans la manipulation politique, Sharon est capable de cacher longtemps son jeu. Avec un sang-froid exemplaire, il garde discrètement sa carte maîtresse. Tel un bon joueur de poker, il a toujours un joker, un as dans sa manche…Mais lorsqu’il décide de dévoiler son jeu, la carte abattue produit l’effet d’une bombe…
L’évacuation de la bande de Gaza provoque des remous au sein du Likoud et Sharon va jusqu’au bout en créant un nouveau parti : Kadima.
Le démantèlement des colonies encourage la montée du Hamas au pouvoir et renforce le Hezbollah au sud du Liban. Aux commandes du pays pendant six ans, Sharon refuse de lancer une opération de grande envergure contre « le parti de Dieu ». Les séquelles de la guerre de 1982 n’ont pas disparu. Sharon choisit l’option de la diplomatie et de la dissuasion. Cependant cette « indifférence » a été interprétée par les chefs du Hezbollah comme une faiblesse. Ils ont renforcé leur position politique à Beyrouth et ont augmenté considérablement leur arsenal militaire, obtenu grâce à l’Iran et la complicité des Syriens.
Le retrait unilatéral de la bande de Gaza par Sharon n’a pas réussi à entraîner l’accalmie dans la région. La politique de retenue au sud du Liban a eu aussi des conséquences graves sur Tsahal. Lors de la deuxième guerre libanaise, déclenchée à la hâte par le gouvernement d’Ehud Olmert en juillet 2006, Israël n’a pu remporter une victoire écrasante et les milices du Hezbollah demeurent aujourd’hui encore une force puissante et incontournable au Liban.
Le 18 décembre 2005, Ariel Sharon est terrassé brusquement par la maladie, et plonge dans un coma irréversible.
Sharon incarne le véritable sabra avec ses qualités et ses défauts, son franc-parler, son orgueil et son arrogance. C’est un fonceur et un battant. Il charge dans le brouillard politique et ne se préoccupe jamais des obstacles ni des difficultés. Il ne sait pas freiner, respecter l’inaction. Prétentieux, très orgueilleux, il n’affronte jamais d’adversaires médiocres. Il les ignore. Sa mémoire est sélective mais longue. Son idéologie est pragmatique. Tenace mais flexible selon les circonstances, il fait preuve d’un réalisme terre à terre et d’une vision globale.
Contrairement à Ben Gourion, son mentor, Sharon n’est pas un philosophe, un moraliste, un visionnaire. Son seul point commun avec le fondateur de l’Etat est l’amour du Néguev et des moutons.
Bon vivant, Sharon est un bourgeois paysan aimant la bonne chère, les plaisanteries et la causticité. Très fier de sa ferme, estimée à plus de dix millions d’euros, il se conduit comme un véritable Texan. La ferme des Sycomores devient au fil des ans, un lieu de rencontre et de réflexions. Avec une poignée d’amis, de confidents et avec ses deux fils, tous les sujets sont abordés. Là, des décisions cruciales sont souvent prises, contournant ainsi la règle des débats au sein du gouvernement et du parlement, bafouant ainsi l’esprit démocratique du pouvoir républicain.
Jusqu’à son hospitalisation, Sharon regrettait que le temps le prenne de court ; il était fort embarrassé par ses problèmes de santé et les affaires douteuses de ses fils. Sa grande erreur a été de mêler son fils Omry à la politique et de le laisser se présenter à la Knesset. Sharon a été maladroit et aurait pu agir autrement, suivre par exemple les ordonnances de ses médecins et ne pas écouter aveuglement son entourage et ses conseillers en communication. Le pouvoir est certes aphrodisiaque mais pas à n’importe quel prix.
Ariel Sharon se devait surtout de donner l’exemple, conformément à la morale et à l’éthique. Sur ce plan, il a déçu beaucoup de ses compatriotes. La société israélienne a changé en raison d’un manque de leadership, depuis que Sharon, dans l’exercice de son pouvoir, a négligé les normes saines du débat public, en se moquant de l’éthique et des valeurs morales.
Il a plongé le pays dans l’incertitude de l’avenir, et les Israéliens, en plein désarroi.
Freddy Eytan