35 ans de paix froide avec l’Egypte et des questions pour l’avenir
Le 26 mars dernier le traité de paix entre l’Egypte et Israël fêtait son 35ème anniversaire. L’événement n’a été marqué par aucune réjouissance particulière, les deux pays étant trop pris par leurs soucis quotidiens. Sans doute aussi parce que cette paix est restée essentiellement une paix froide qui n’a pas entraîné le changement escompté dans les relations entre Israël et le monde arabe.
De son côté, l’Egypte fut ostracisée par les pays arabes – à l’exception du Soudan, de la Somalie et d’Oman – et exclue de la Ligue arabe, qui transféra son siège du Caire à Tunis. Sur le terrain, la paix ne prit jamais d’essor, les relations se manifestant uniquement au niveau du gouvernement sans atteindre ni l’élite ni le peuple. Hosni Moubarak, arrivé au pouvoir après l’assassinat de Sadate, ne fit aucun effort pour abolir les barrières psychologiques, culturelles et religieuses qui entravaient la création de véritables relations. Une telle coopération aurait pourtant pu donner naissance à une zone de stabilité et de prospérité et servir de modèle à d’autres pays arabes.
C’est précisément ce que Sadate avait envisagé, à en juger par les conversations tenues entre Egyptiens et Israéliens durant les années 1977-1979. Sadate évoquait une étroite coopération économique et scientifique avec Israël, allant jusqu’à dire : « Nous devons trouver le moyen de prouver que nous sommes plus que de bons amis ; les deux peuples et les deux religions ont bien des choses en commun. » Son successeur, lui, se contenta de maintenir les acquis, usant de la paix pour développer ses relations avec les Etats-Unis tout en limitant les relations avec Israël aux seuls grands projets en cours, notamment la raffinerie de pétrole à Alexandrie et la fourniture de gaz naturel à Israël. Deux projets d’envergure, fruits d’une coopération entre de grandes sociétés égyptiennes et israéliennes, certes, mais qui étaient fort éloignés des préoccupations quotidiennes des habitants. C’est peut-être pourquoi ils ne sont plus : la raffinerie égypto-israélienne a été vendue à des intérêts koweïtiens et le gaz ne parvient plus à Israël, le pipeline ayant été saboté 14 fois sans que les autorités égyptiennes n’assurent sa sécurité. Il faut dire que pour beaucoup d’Egyptiens la vente du gaz à Israël était perçue comme contraire à la paix glaciale en cours entre les deux pays.
Loin de vouloir réaliser la vision de Sadate, Moubarak souhaitait par-dessus tout réintégrer la Ligue arabe. Il y parvint en 1989 après avoir fait la preuve que la paix avec Israël se limitait au minimum. Le siège de la Ligue revint au Caire et Moubarak put proclamer que l’Egypte avait repris sa place au sein du monde arabe. Malheureusement cela ne contribua en rien à son développement économique et social – un échec qui devait entrainer la chute du raïs.
Il est pourtant un domaine où la coopération entre les deux pays a eu une influence considérable : celui de l’agriculture. On le doit aux efforts d’un ministre courageux, Youssef Wali, musulman pieux qui croyait au rapprochement entre les deux religions. Au cours des années 1980-90 Israël a mis à la disposition de l’Egypte les méthodes les plus avancées pour l’irrigation au goutte à goutte et la culture des fruits et légumes sur les sols légers du désert. Des experts israéliens ont été envoyés sur place, des fermes modèles établies et des milliers de jeunes Egyptiens sont venus s’initier aux nouvelles techniques dans le kibboutz Bror Hail. Les résultats ont été spectaculaires : non seulement l’Egypte couvre aujourd’hui l’essentiel de ses besoins, mais elle exporte désormais fraises et autres produits agricoles sur le marché européen où ils font concurrence aux produits d’Israël. C’est dans la plus grande discrétion que cette coopération s’était développée, compte tenu de l’hostilité des partis d’opposition comme le Wafd, le parti de gauche Tagamou et les Frères musulmans. Ces derniers accusaient et accusent encore Israël « d’avoir empoisonné les sols égyptiens par leurs techniques d’irrigation au goutte à goutte. » Cette hostilité a fini par avoir raison du ministre qui s’est retrouvé sur le banc des accusés après la révolution et a été envoyé en prison.
Fragile, la paix est néanmoins parvenue à résister à des traumatismes d’envergure : les opérations israéliennes au Liban, deux Intifadas, les conflits répétés avec le Hamas à Gaza. Par trois fois, Le Caire a rappelé son ambassadeur et les relations sont passées de froides à plus glaciales encore. Sans jamais se rompre. Le secret de sa longévité tient au fait qu’elle réponde à un impératif essentiel pour l’Egypte : privilégier la diplomatie pour résoudre le problème palestinien et éviter ces guerres coûteuses en vies qui ruinent l’économie. Avec la paix, toutes les ressources du pays pouvaient être consacrées au développement ; ce qui n’a pas non plus été fait. Morsi, qui déployait tous ses efforts à l’instauration d’une dictature islamique, prévoyait aussi sans aucun doute de déclencher des attaques terroristes contre Israël. Il n’y a qu’à voir les attaques perpétrées aujourd’hui par les Frères et leurs alliés djihadistes contre l’Egypte leur patrie.
Quelle orientation va prendre maintenant l’Egypte ? Cette nation a su rester unie et stable pendant des milliers d’années. Au cours des soixante dernières années, elle a connu une succession de dictatures militaires qui n’ont pas su l’orienter vers le progrès. Sadate aurait pu le faire, et c’est une des raisons pour lesquelles il a été assassiné. Aujourd’hui un nouvel homme fort est apparu. Il porte les espoirs de tout un peuple. Candidat à la présidence, Abdel Fattah al-Sissi a su faire preuve de courage et de détermination face à la froideur des Etats-Unis et de l’Union européenne, et mène un combat sans merci contre le terrorisme, notamment au Sinaï. Les Egyptiens, lassés par trois années d’incertitude et de chaos, souhaitent revenir à une vie normale. Sissi est conscient de l’immense responsabilité qu’il assume, conscient aussi du fait qu’il ne disposera que d’une courte période de grâce. A lui de prouver aux Egyptiens qu’il peut ramener le calme et redresser la situation économique catastrophique. S’il venait lui aussi à être tenté par la dictature, il risquerait de faire descendre une nouvelle fois le peuple dans la rue et, qui sait, se retrouver derrière les barreaux avec Moubarak et Morsi.
Et que devient la paix avec Israël ? Pour le moment, elle n’est pas à l’ordre du jour au Caire. Les deux pays poursuivent leur coopération sur le plan du Renseignement et de la lutte contre le terrorisme islamiste, Israël acceptant ainsi le dispositif militaire égyptien au Sinaï. Mais, fondamentalement, le nouveau président égyptien – quel qu’il soit – se contentera-t-il lui aussi d’une paix froide ? Ou prendra-t-il la décision d’aller de l’avant pour le plus grand bien des deux peuples ?
Zvi Mazel