Yitzhak Rabin – 30 ans après l’assassinat

Freddy Eytan

Témoignage

30 ans après le terrible assassinat du 4 novembre 1995 sur la Place des Rois d’Israël à Tel-Aviv, nous constatons avec tristesse que la société israélienne est toujours divisée profondément.

On pouvait penser qu’Israël, pays démocratique exemplaire, serait toujours à l’abri d’un attentat politique. On s’est bien trompé. La violence verbale aura finalement incité au meurtre.

Pour la première fois depuis la création de l’Etat d’Israël, un Premier ministre est assassiné par un juif… Hélas, aujourd’hui encore la cruauté est omniprésente au sein de la société israélienne. Elle ronge, prolifère dangereusement, détruit, tel un cancer. La discorde entre la Droite et la Gauche, entre laïcs et religieux est sans doute la plus grave de toutes nos menaces quotidiennes, proches et lointaines. Il est bien temps de revenir à la raison.

J’ai eu le grand privilège de côtoyer Yitzhak Rabin et je me permets ici de brosser un portrait biographique de cet homme exceptionnel, hors du commun. Déjà en 1965, chargé des communications à l’état-major de Tsahal, j’ai suivi ses déplacements dans le nord du pays, en compagnie du général David Elazar, Dado.

Rabin était calme mais inquiet. Il fumait à la chaîne et buvait plusieurs tasses de café. Plongé dans les cartes d’état-major, il donnait l’impression qu’il supervisait la situation militaire ; il avait des réponses à toute éventualité. Pour se décontracter, il jouait au tennis avec Dado. C’était un bon joueur et son coup de service était fort puissant. Quand il perdait la balle, il grognait, mais tout de suite après, souriait. Il nous inspirait confiance. Son bon caractère et son esprit sportif du fair-play étaient exemplaires.

Toutefois, les déclarations belliqueuses des Arabes et les menaces de guerre, mettent Rabin en état de stress. Ces efforts quotidiens de tension et le manque de sommeil le plongeaient dans l’angoisse et dans le manque d’assurance. Rabin est atteint d’une forte dépression nerveuse. Il fume plus de trois paquets de cigarettes par jour et sirote une vingtaine de tasses de café.  Empoisonné par la nicotine et la caféine, son médecin personnel lui injecte une piqûre et pendant 36 heures, au moment où le pays est sur le pied de guerre, le chef d’état- major dort à poings fermés. Après ce profond sommeil, Rabin, désemparé, est contraint de demander à son adjoint, Ezer Weizman, de prendre les commandes de Tsahal. Weizman refuse net et encourage son chef à surmonter les moments de détresse. Rabin se remet rapidement et amène son pays à la victoire la plus éclatante de l’histoire contemporaine.

Le Premier ministre Yitzhak Rabin et l’ambassadeur Freddy Eytan.

Cette guerre donne naissance à toute une série de mythes et d’éloges. Fier d’avoir gagné dans le champ de bataille, Yitzhak Rabin souhaite toutefois mettre les choses à leur juste niveau et à leur juste proportion. Lors d’un discours remarquable qu’il prononce sur le mont Scopus, à l’Université hébraïque de Jérusalem, Rabin évoque les qualités humaines et spirituelles de Tsahal : « les parachutistes qui se sont emparés du Mur occidental se sont appuyés à ses pierres et ont pleuré. Je doute que l’on trouve beaucoup de gestes aussi symboliques dans toute l’histoire de l’humanité. Nous avons gagné le droit d’être conscients de notre supériorité sans avoir pour autant méprisé nos adversaires. Notre armée est celle d’une nation qui aime et désire ardemment la paix mais qui est aussi capable de se battre avec courage lorsque ses ennemis la forcent à le faire. »

Ce jour-là, Rabin est nommé docteur honoris causa de l’Université hébraïque.

Après plus de huit années dans les rangs du Palmah et vingt ans sous l’uniforme de Tsahal, Yitzhak Rabin achève sa carrière militaire avec éclat et dans l’euphorie de la victoire. L’avenir est devant lui. Il n’a que 46 ans. Depuis longtemps, il se creuse les méninges pour savoir quel est le bon chemin à prendre. C’est un combattant courageux, mais pas un lutteur politique. Il n’a pas l’épiderme du politicien malin et rusé, celui des intrigues et des coups bas. C’est un homme intègre et loyal. Un vrai timide.

Shlomo Hillel
(GPO / Harnik Nati)

Au mois de février 1968, Rabin part pour Washington représenter son pays. Il est reçu triomphalement comme un héros américain. Cependant, sa nouvelle carrière débute par deux graves incidents dans l’Amérique toujours plongée dans le bourbier du Vietnam : les assassinats du révérend Martin Luther King et du sénateur Robert Kennedy.

Rabin passe plus de cinq ans dans la capitale américaine. Il consolide les relations entre les deux pays et avec les deux présidents Johnson et Nixon. Durant cette période de diplomatie, il donne des centaines d’interviews et de conférences, participe à d’innombrables banquets et galas. Son nom est sur toutes les lèvres et l’ambassadeur d’Israël est devenu une véritable star. Malgré ses fonctions officielles, sous l’impulsion de son épouse, il accepte des honoraires importants pour ses conférences.

Rentré de Washington, Rabin plonge dans le cauchemar de la guerre de Kippour. Le héros de la guerre des Six Jours est volontaire pour conseiller à son ami, Dado, le chef d’état-major, et lui communiquer son savoir et sa riche expérience en matière de défense.

Les lauréats du prix Nobel 1994 à Oslo. (De droite à gauche) : le Premier ministre Yitzhak Rabin, le ministre des Affaires étrangères Shimon Peres et le président de l’OLP, Yasser Arafat. (Saar Yaacov/GPO)

Il contribue aussi à la réalisation du pont aérien qui achemine sans interruption du matériel militaire américain.

Deux mois après la guerre, en décembre 1973, Rabin entre au gouvernement de Golda Meir. Il est ministre du Travail. Six mois plus tard, la grand-mère d’Israël démissionne et Rabin devient Premier ministre de l’Etat juif. Jamais dans l’histoire du jeune Etat on a connu une carrière aussi météorique. Quatre mois seulement député à la Knesset et trente-six jours ministre du Travail, c’est bien médiocre pour vouloir devenir le chef de gouvernement de l’Etat juif. Rabin, soutenu par la vieille garde du parti travailliste, est le premier général sabra à ce poste. Il n’a que 52 ans. Il est clair que le destin de cet homme a toujours joué un rôle prédominant. Son parcours est riche en rebondissements.

Dès qu’il a décidé de faire de la politique, Rabin est mis sur la sellette par la presse et Shimon Pérès, son adversaire de toujours, celui qu’il désigne comme « l’éternel intrigant » le combat sur tous les fronts et à chaque occasion.

Le 3 juin 1974, Yitzhak Rabin présente son gouvernement devant la Knesset. Le simple soldat Shimon Pérès est à la Défense. Le général Yigal Allon aux Affaires étrangères.

Deux semaines plus tard, c’est la visite historique d’un président des Etats-Unis en Israël.

En recevant Nixon, en grande pompe, à Jérusalem, Rabin veut confirmer que sa politique est exclusivement dépendante des Etats-Unis. Après avoir paraphé à Genève les accords de désengagement avec la Syrie et l’Egypte, Rabin signe un premier accord stratégique avec Washington. La signature d’un accord intérimaire avec l’Egypte a créé un nouvel équilibre des forces dans la région. Il écarte sur le front sud la perspective d’une nouvelle guerre et ouvre la voie à une négociation sincère de réconciliation et de paix.

L’année 1975 est celle des pires attentats arabes perpétrés dans le pays. Des charges explosent dans des centres commerciaux, des aéroports et des hôtels ; des dizaines de tués et de blessés plongent le pays dans le deuil.

La guerre civile au Liban affaiblit la Syrie mais frustre les Palestiniens qui décident de multiplier les attentats spectaculaires pour attirer l’attention de l’opinion internationale. Le point culminant de ce déferlement terroriste est sans doute la prise d’otages de l’airbus d’Air France à Entebbe. Le 2 juillet 1976, Rabin se décide à libérer les otages par une opération audacieuse. Ce raid spectaculaire est applaudi par le monde entier et s’inscrit dans la légende des exploits de Tsahal.

L’année 1976 s’achève sur un incident grotesque : des avions Phantom achetés aux Etats-Unis et acheminés vers Israël atterrissent un vendredi, au début du shabbat. Sacrilège ! Le parti national religieux membre de la coalition vote une motion de censure avec l’opposition. Le gouvernement Rabin tombe, ne restant en place que comme cabinet de transition jusqu’aux élections.

L’année suivante débute par une série de scandales sans précédent dans l’histoire du pays. Décidément Rabin n’a pas la baraka : des affaires, des réseaux de corruption, des fausses factures. Un fonctionnaire israélien réussit à manipuler une banque suisse, soutenue par les Rothschild… le gouverneur de la banque d’Israël est arrêté pour détournement de fonds et enfin le ministre de l’Habitat se tire une balle dans la tête. Un vrai feuilleton de série noire qui s’achève par un scandale sur un compte bancaire illégal détenu par les Rabin à Washington. Sans hésiter, Rabin annonce sa démission du gouvernement et de la présidence du parti travailliste. Léah Rabin, sous le choc, tente de se suicider… Cette affaire défraye longtemps la chronique mais renforcera l’image intègre et loyale d’Yitzhak Rabin.

La traversée du désert politique dure plus de sept ans. Rabin tente à plusieurs reprises de revenir au pouvoir du parti mais à chaque fois, Pérès lui barre la route.

En 1984, Rabin se joint au gouvernement d’union nationale et devient ministre de la Défense pendant plus de six ans. Durant son mandat, il réussit à évacuer les forces israéliennes de la région de Beyrouth et des montagnes du Shouf. En octobre 1985, il lance un raid contre le quartier général de l’OLP à Tunis. Après le fiasco de la première guerre au Liban menée par Sharon, Rabin s’attellera à renforcer le moral des troupes et à perfectionner le matériel de combat de Tsahal. Dans cette perspective, il s’oppose à la construction d’un nouvel avion de combat israélien, le Lavi.

Rabin est surpris par le déclenchement de la première Intifada. Il avait pensé que cette révolte populaire était passagère. Il a ignoré son impact et négligé avec mépris les jets de pierres par des gamins palestiniens. Il tente de mater cette révolte par la force et la répression. C’est un échec.

En 1992, redevenu chef du parti travailliste, Rabin gagne pour la première fois des élections législatives et devient pour la seconde fois Premier ministre. Shimon Pérès est chef de la diplomatie.

Des questions fondamentales sont soulevées. Quel est l’accomplissement du rêve sioniste ? Combien de soldats doivent-ils encore tomber, combien de civils se faire tuer ? Combien de nouveaux invalides encore ? Quand mettra-t-on un terme aux effusions de sang, aux guerres, au terrorisme, aux prises d’otages et aux chantages en tout genre ? Quo va dis Israël ?

Depuis qu’il est aux commandes de l’Etat, ces réflexions ne cessent de hanter Yitzhak Rabin. Avec l’expérience et les années, il aborde chaque sujet avec philosophie et sensibilité. Il symbolise le sabra, le vrai Israël, ses victoires éclair, ses combats pour sa survie, ses joies et ses larmes ; la guerre et la paix. Il en est en quelque sorte la figure emblématique. Sous l’impulsion de Shimon Pérès, il bouleverse les cartes du Proche-Orient dans la précipitation en reconnaissant l’OLP d’Arafat et en signant avec lui les accords d’Oslo en dépit des fortes pressions de l’opposition. Il reconnaît que ces accords ne sont pas parfaits et qu’il a longtemps hésité à serrer la main d’Arafat. Il compare les accords d’Oslo à un fromage de gruyère : « il y a trop de trous, trop de lacunes que nous devrions combler », dit-il insatisfait. Hélas, il a fait confiance « aux bonnes intentions » de Yasser Arafat et il s’est bien trompé.

Rabin signe aussi un traité de paix avec le roi Hussein de Jordanie, deuxième pays arabe après l’Egypte à nouer des relations diplomatiques avec l’Etat d’Israël.

Samedi 4 novembre 1995, la place des Rois d’Israël, au cœur de Tel-Aviv est envahie par des dizaines de milliers de citoyens, rassemblés pour une énorme manifestation en faveur de la paix. Sur le podium, Rabin, timide, lunettes sur le nez, chante devant les micros la célèbre chanson pour la paix : « Shirou, shir lashalom ». Il est très ému. Après le tonnerre d’applaudissements, Rabin prend la parole :

« Ce rassemblement constitue la preuve éclatante que la vaste majorité du peuple désire vraiment la paix et se déclare prête à prendre des risques pour y parvenir » déclare-t-il avec force. Puis, plus rouge que jamais, le bras tendu, il affirme :

« Ce peuple est contre la violence ! La violence mine les fondements de notre démocratie et de fait, elle doit être condamnée et mise au ban ! Arrêtons le cycle infernal ! Mettons tous ensemble un terme à la violence des extrémistes ! »

30 ans après, la violence persiste et les extrémistes dictent l’ordre du jour. Il est temps de mettre un terme aux déchirements en revenant avec sagesse à la raison et en méditant sérieusement sur l’avenir de nos enfants.