Isser Harel – L’homme sans visage

« La parole est d’argent, le silence est d’or. » Le Talmud
Isar Halperin n’a jamais fêté son jour d’anniversaire. Son acte de naissance, caché dans un livre du Talmud, avait disparu au moment de la Révolution russe. Il se souvient vaguement qu’il est né vers 1912 à Vitebsk, la ville natale de Marc Chagall…
Son père est un industriel qui fabrique du vinaigre pour la table du Tsar ; lors de la Révolution Bolchevique, les « Rouges » confisquent son usine.
Le petit Isar a 5 ans. Il se souvient avoir entendu, sur la place publique avec ses camarades de classe, un discours flamboyant de Léon Trotski. Pris par l’esprit révolutionnaire, il s’engage dans le mouvement de jeunesse socialiste sioniste et rêve de s’installer un jour dans un kibboutz.
En 1918, juste après la Première Guerre mondiale, la famille Halperin quitte sa ville natale et prend le chemin de Dvinsk, en Lettonie. Des soldats soviétiques les arrêtent en route et confisquent tous leurs biens. Arrivé à Dvinsk sain et sauf, le père exerce plusieurs métiers pour nourrir sa nombreuse famille. Isar, lui, poursuit ses études. Il est un élève moyen ; il projette toujours d’immigrer en Eretz Israël.
En 1929, Isar Halperin décide de quitter sa famille pour la Palestine. Après une longue traversée en train, il prend le bateau à Gênes, Italie. Isar, qui n’a que 17 ans manipule déjà les armes. Il a caché un revolver dans une miche de pain. Une semaine plus tard, il débarque au port de Jaffa, prêt à empoigner une nouvelle vie.
Le pays est en proie de pogroms arabes. A Jérusalem, 133 juifs sont tués et 230 blessés ; à Hébron, 60 juifs trouveront la mort lors d’un horrible massacre.
Rappelons que la Grande-Bretagne applique la politique du « Livre blanc» et que l’immigration est alors sévèrement contrôlée. En 1937, Ben Gourion crée le « Mossad Lealyah Beit » qui avait trois missions pour but : organiser en Europe une évasion des rescapés de la Shoah (Briha), préparer l’immigration clandestine vers la Palestine (Hamaapilim) et se procurer des armes(Rehesh) pour se défendre contre les Arabes.
Dès son arrivée en Palestine, Isar se joint aux membres du kibboutz Shefahim, près d’Herzlia. Il travaille la terre avec enthousiasme la terre. Il adore la culture des agrumes. Le soir, il monte la garde. Un an plus tard, il tombe amoureux de Rivka et se marie. Ils décident ensemble de faire venir leurs familles de Lettonie. Isar se procure une somme importante et quelques semaines après, les familles réunies rejoignent les membres du kibboutz.
Contraint de rembourser les frais de voyage, il demande au secrétariat du kibboutz un prêt remboursable en cinq ans. La réponse est un non catégorique.
Avec amertume, la rage au cœur, Isar, son épouse et les deux familles nombreuses quittent le village agricole. Il tient longtemps rancune aux membres de ce kibboutz. Dépourvue de tout, la famille Halperin s’installe dans un baraquement à Herzlia. Isar et ses parents travaillent avec acharnement dans une petite usine de tri et d’emballage d’agrumes. Une année après, Isar se charge de la pose des canalisations destinées à l’irrigation des plantations de citrus. Il commence à bien gagner sa vie et devient indépendant. Ses employés proviennent des villages arabes voisins. Isar apprend rapidement leur langue et aux cours de longues discussions qu’il a avec eux il approfondit ses connaissances de la civilisation arabe et bédouine, s’initiant à leur psychologie et à leur mentalité.
En 1942 Isar, comme beaucoup de ses amis, s’engage dans les rangs de la Haganah. C’est l’époque « des 200 jours d’angoisse ». Les juifs du Yeshouv- les premiers pionniers- se sentent menacés par la possibilité d’une victoire du maréchal Rommel, chef des opérations militaires en Afrique du Nord. Une victoire allemande permettrait à Rommel d’envahir la Palestine, les Juifs doivent donc se défendre contre toute éventualité. Ils se mobilisent par milliers aux côtés des forces britanniques ; parmi les combattants, le jeune Isar Halperin.
Après un bref entraînement militaire, il est engagé comme garde- côte sous uniforme britannique. Il n’est pas satisfait, car certains officiers anglais se moquent des soldats juifs habillés, différemment d’eux et coiffés de curieuses toques de fourrure. Un jour, il gifle l’un des officiers après avoir entendu de sa part des propos blessants et antisémites. Il est sanctionné sévèrement, jeté au cachot durant une semaine, puis limogé. Isar n’abandonne cependant pas le service militaire et retourne au quartier général de la Haganah.
Ses connaissances de la langue arabe et des villages de la région sont un atout considérable et il est engagé au Shai, acronyme de Sherut Yediot, le service de renseignement de la résistance juive.
Il hébraïse son nom, comme la majorité des nouveaux immigrants, et devient Isar Harel, surnommé « le petit Isar ».
Ainsi débute la carrière foudroyante de l’homme sans visage, celui qui sera pendant une quinzaine d’années, le chef tout puissant des services secrets israéliens, le Mémouné.
Petit de taille, élancé et svelte, large d’épaules, oreilles décollées en feuille de chou, yeux gris bleu et sourcils très épais, Isar Harel est comme mû par un ressort, prêt à bondir et toujours en action. Ce personnage haut en couleur est connu pour ses foucades. Il dort peu. On le voit souvent les vêtements froissés. Il demeure toujours sur le qui-vive.
En 1944, il est chargé du secteur de Tel-Aviv-Jaffa. Il dirige « le département juif », qui doit collecter des informations concernant les organisations juives de résistance, tel le Etsel de Menahem Begin, le Lehi d’Itzhak Shamir et même les militants au sein des partis d’extrême gauche et communistes.
Juste après la proclamation de l’Etat d’Israël en 1948, Isar Harel est nommé par Ben Gourion lieutenant colonel, un grade très élevé à l’époque. Le « département juif » est dissout suite au rassemblement de toutes les organisations de résistance et suite à la fondation de Tsahal. Pour se réconcilier avec ses adversaires politiques, Isar Harel rallie dans ses rangs des anciens militants dont le plus célèbre est Itzhak Shamir. Ce dernier avouera plus tard qu’il était très sceptique au départ. Il considère sa mobilisation et celle de ses amis une façon de permettre à Harel et à ses services de superviser de plus près leurs déplacements et activités. Il se trompe : Harel est sincère. Lors de leur première rencontre, il dit à Shamir :
« Peut-on te faire confiance ? Peux-tu travailler sans contraintes ? Peut-on mettre nos divergences politiques au vestiaire et gommer les antécédents de la clandestinité ? »
Shamir répond par l’affirmative : Harel l’embauche sur le champ. Avant de lui donner congé, il lui dit:
« Sois toujours sincère avec moi ! Ne me cache rien, même tes problèmes personnels de famille ! »
Harel dirige les services secrets avec rigueur et une discipline de fer. Chaque nouvel agent doit suivre plusieurs épreuves difficiles. Le choix est strict et décisif : Harel est conscient que choisir c’est préférer, mais aussi renoncer.
Parmi les centaines de candidats, il choisit, lui-même les meilleurs et exige préalablement qu’ils n’appartiennent à aucun parti ou mouvement politique : « les services secrets doivent œuvrer exclusivement pour l’Etat», affirme t-il avec une forte conviction.
Ses références sont souvent bibliques : « il ne permettra pas que ton pied chancelle, celui qui te garde ne s’endormira pas. Non certes, il ne s’endort ni ne sommeille, celui qui est le gardien d’Israël (Psaumes CXXI). » Ou l’un des proverbes du roi Salomon : « faute de direction, le peuple tombe, va à sa ruine. (Allégoriques XI 14) »
Harel inculque à ses agents : la loyauté, l’intégrité, la modestie, la discrétion, le courage et la détermination. Il peut être tolérant avec les échecs et les bavures imprévues, mais ne pardonne jamais l’indiscipline, le mensonge, la chicanerie ou la mesquinerie. Il donne toujours l’exemple, défend ses collaborateurs et ses agents contre vents et marées, prenant sans faille toutes les responsabilités de son service.
Ses opérations sont minutieusement étudiées et si certaines sont souvent spectaculaires, d’autres encore demeurent secrètes et ne peuvent être dévoilées. Il recrute des agents et des collaborateurs au sein de la minorité arabe israélienne mais aussi à Damas, Amman, Bagdad et le Caire. Ses informateurs sont courageux et crédibles et leurs renseignements, de première importance.
En avril 1948, deux semaines avant la proclamation de l’Etat juif, son premier agent à Amman lui annonce la décision du roi Abdallah de Jordanie de déclarer la guerre, contrairement aux promesses pacifistes faites auparavant à Golda Meir. Il en informe Ben Gourion ; celui-ci décide de renforcer les services de renseignements et d’élargir le pouvoir d’Isar Harel. Désormais, le Sherut Bitahon Klali, le Shin Beit, travaille étroitement et directement avec le Premier ministre, une décision prise en 1948 et qui fonctionne encore efficacement à ce jour. Seul un comité restreint de parlementaires, membres de la commission des Affaires étrangères et de la Défense de la Knesset, est apte, avec le contrôleur de l’Etat, à superviser le bon fonctionnement des services de renseignements. Les réunions et les débats se font toujours à huit clos et généralement rien ne filtre vers la presse. Même le budget n’est pas divulgué.
Six mois après la création de l’Etat hébreu, le Premier ministre israélien décide de créer un nouveau service de renseignements sous les auspices du ministère des Affaires étrangères. Ben Gourion charge, Reuven Shiloah, (né sous le nom de Slansky en 1909), conseiller aux affaires spéciales et ancien directeur du département politique de l’Agence juive, de diriger ce nouveau service. Dans une lettre datée du 13 décembre 1949, adressée au directeur du ministère des Affaires étrangères, Ben Gourion écrit entre autres : « le budget de ce service pour l’année 1950-51 sera de 20 000 livres dont cinq mille seront allouées à des missions spéciales que seul le Premier ministre peut entériner ».
Le nouveau chef du service de renseignements au sein du ministère des Affaires étrangères, Reuven Shiloah, est un diplomate chevronné, polyglotte et affable. Toujours tiré à quatre épingles et fumant la pipe, ce gentleman se distingue des habituels agents rigides du Shin Beit. Il souhaite établir des relations diplomatiques et des alliances avec des pays musulmans, dont la Turquie, qui est le premier pays à explorer. Il crée au Proche-Orient des réseaux d’espionnages, en Europe et en Asie des antennes pour la collecte des précieuses informations.
En juin 1948, il nomme Asher Ben Nathan chef de son antenne à Paris.
Deux ans après la création de l’Etat d’Israël, le Shin Beit élargit ses activités aux pays arabes et à l’étranger favorisant le contre-espionnage.
En mars 1951, Reuven Shiloah est tout naturellement le patron de cette nouvelle institution liée directement au Premier Ministre, le Mossad, acronyme de : « Ha Mossad lemodiin uletafkidim meyouhadim », l’institution pour le renseignement et les fonctions spéciales. Une légende fabuleuse vient de naître. Elle défrayera longtemps la chronique de la presse internationale et alimentera l’imagination de beaucoup d’écrivains spécialisés dans le roman d’espionnage.
Une des premières missions du Mossad est de s’infiltrer dans les états-majors des armées arabes, et parallèlement, d’organiser le départ massif des Juifs en détresse. En Irak, la communauté juive est menacée d’élimination. Dans le cadre des activités du Mossad (Alya Beit) se trouve un réseau pour l’immigration clandestine dirigé par Shlomo Hillel. L’opération « Ezra et Nehemia » réussit à faire partir de Bagdad 121 521 juifs, très exactement.
En juin 1952, vers la fin de l’exode, le réseau israélien de Bagdad est découvert par les services irakiens.
Plusieurs Juifs et officiers irakiens sont arrêtés, dont deux agents du Mossad, jugés pour espionnage. Ils sont relâchés après de nombreuses tractations et après le payement d’une caution faramineuse. Suite à cette affaire, Reuven Shiloah décide de remettre sa démission à Ben Gourion et suggère de nommer Isar Harel pour le succéder. Le Premier ministre accepte. Désormais, Isar Harel devient « le Mémouné », le patron de l’ensemble de tous les services de renseignements de l’Etat d’Israël. Seule l’armée n’est pas incluse sous son contrôle. Le service « Aman » est soumis au chef de l’Etat major de Tsahal.
Isar Harel a relevé, tout au long de sa carrière, de nombreux défis. Parmi ses plus grands succès on notera la capture d’Adolf Eichman, la saisie du fameux discours de Nikita Khrouchtchev sur les atrocités de Staline et la libération du jeune Yossalé Schumaher.
L’affaire de la disparition du jeune Yossalé est mal connue en France. Elle a été suivie avec beaucoup d’émotion en Israël durant plusieurs mois.
Cet enfant de neuf ans né de parents agnostiques a été enlevé par son grand père maternel, un juif ultra-orthodoxe appartenant à la minorité anti-sioniste, Nétouré Karta. Arrêté par la police, ce dernier toute complicité et refusa de dévoiler aux enquêteurs le lieu de la cachette du jeune enfant.
Des manifestations monstres d’ultra orthodoxes défilèrent chaque jour dans les rues de Jérusalem, et Ben Gourion, mis sur la sellette, fut traité de « nazi » pour avoir emprisonné « un vieillard juif innocent ». Les ministres religieux qui faisaient partie du gouvernement menacèrent de démissionner, les libéraux aussi. Le statut quo délicat entre laïcs et religieux risquait d’être ébranlé. Ben Gourion craignait une crise parlementaire et de nouvelles élections. Très embarrassé par cette affaire, Ben Gourion consulta le Mémouné, Isar Harel :
« J’ai une mission très délicate à vous confier », lui dit-il, l’air intriguant.
« A vos ordres toujours, monsieur le Premier ministre, » répondit Harel, le visage rayonnant.
« Il s’agit du jeune Yossalé. Vous devez le trouver ! »
« Mais monsieur le Premier ministre, cette mission, aussi importante soit-elle, ne fait pas partie de nos objectifs. C’est le rôle de la police », expliqua Harel, stupéfait par la demande.
« Je vous donne une heure pour lire attentivement ce dossier. Il faut agir vite ! C’est un ordre ! » dit Ben Gourion en remettant le rapport de police à Harel. Il s’exécuta.
Le jour même, des dizaines d’agents du Mossad et du Shin Beit étaient à l’œuvre pour la recherche du jeune Yossalé Schumaher. Une aventure unique pour les services secrets israéliens. Ils apprenaient les arcanes d’un monde à part, un pouvoir religieux capricieux avec ses habitudes bibliques et ses secrets. Une véritable kabbale. Toutes les premières tentatives de s’infiltrer dans les écoles talmudiques cloisonnées furent repérées rapidement. La solidarité des juifs orthodoxes était solide. Difficile de briser ce cercle fermé, ce ghetto infranchissable réservé aux seuls adeptes de la Thora et du Talmud.
Isar Harel, fervent sioniste et agnostique, prit l’affaire en main et se déplaça dans plusieurs capitales européennes pour enfin chercher l’enfant à New York, fief des Nétouré Karta. A la suite de longues recherches, il réussit à accomplir sa mission. L’enfant fut retrouvé dans une famille juive dans le quartier de Brooklyn.
Il fut ramené, sain et sauf, à ses parents. Huit mois de recherche et d’investigation, un budget considérable, une mission peu commune pour un service de renseignement et de contre- espionnage.
Le Mossad fut longtemps secoué par cette affaire. Elle a prouvé que le jeune Etat juif ne ressemble à aucun autre pays de la planète. Il diffère des autres par sa spécificité, son histoire unique, son caractère religieux et social et ses valeurs juives et humaines. La chasse aux criminels nazis est aussi particulière. La capture spectaculaire d’Adolf Eichman à Buenos-Aires et la légitime vengeance des rescapés de la Shoah démontre la détermination des Israéliens.
Ils prouvent avec brio que tôt ou tard, justice sera faite par les juges de Jérusalem.
Isar Harel poursuit ses activités contre les savants allemands installés en Egypte. Ils tentent de mettre au point des fusées comparables aux V2 et des armes sophistiqués, dont certaines sont même non conventionnelles. Pour mettre leurs tentatives à l’échec, le Mossad mène une campagne d’intimidation et expédie, aux conseillers Allemands siégeant au Caire des colis piégés. L’affaire prend des dimensions graves car Ben Gourion, qui n’est pas mis toujours au courant, négocie avec le chancelier Adenauer l’ouverture des relations diplomatiques avec Bonn et le versement de réparations aux victimes de la Shoah. Ben Gourion s’oppose farouchement à la campagne anti-allemande que mène Isar Harel et une grande partie de la presse. Il ne pense pas, à l’inverse
d’Harel, qu’Israël se trouve en danger existentiel en raison de la présence de savants allemands en Egypte. Ben Gourion s’appuie sur un rapport du chef d’Aman, Meir Amit.
La bataille entre les services de renseignements est ouverte et Ben Gourion tranche pour la poursuite des contacts avec la « nouvelle Allemagne.» Il ordonne à Isar Harel d’arrêter l’envoi des colis piégés ainsi que sa campagne d’intimidation contre les savants allemands.
Furieux, Isar Harel claque la porte. Le 1er avril 1963, il remet sa démission. Le général Meir Amit, un sabra né à Tibériade en 1921, le remplacera.
Deux ans plus tard, Lévy Eshkol devenu Premier ministre nommera Harel conseiller spécial pour les affaires de sécurité et chargé des questions de la minorité arabe. Dix mois plus tard, il démissionne et critique sévèrement son successeur.
En juin 1969, il se réconcilie à nouveau avec Ben Gourion et figure sur sa liste électorale, au sein du parti Rafi. Elu député à la septième Knesset, il préfère militer pour le mouvement du Grand Israël. Après la guerre de Kippour, dégoûté par la vie publique, il se retire discrètement chez lui.
Solitaire et toujours loin des projecteurs, l’homme de l’ombre, consacra le reste de sa vie à écrire ses mémoires. Il mourra le 18 février 2003, à l’âge de 91 ans, en laissant un mystérieux et fabuleux héritage.

Extraits du livre de Freddy Eytan “les 18 qui ont fait Israel” paru en novembre 2007 aux éditions Alphée- Jean-Paul Bertrand.