20 ans après le démantèlement des implantations de la bande de Gaza par Ariel Sharon
Témoignage
Ces jours-ci, les médias israéliens publient de nombreux articles, reportages et sondages sur le retrait unilatéral controversé de la bande de Gaza décidé en 2005 par le Premier ministre de l’époque Ariel Sharon.
L’évacuation de 8000 familles israéliennes par la force et la destruction totale de leurs foyers provoquent vingt ans après un débat houleux dans la classe politique et au sein de la société israélienne. 52 % de la population estiment que le retrait unilatéral de 2005 a directement contribué à l’attaque meurtrière du Hamas le 7 octobre 2023.
L’envoyé spécial américain, Steve Witkoff, tente de trouver une solution pour résoudre la crise humanitaire et libérer tous les otages, mais d’ores et déjà, de nombreuses voix s’élèvent pour établir un régime militaire et installer de nouvelles implantations dans la bande de Gaza. Des revendications extravagantes qui risquent d’approfondir les divergences entre la gauche et la droite, d’aggraver la position israélienne et d’isoler l’Etat juif dans l’arène internationale.
Pour mieux comprendre la situation explosive actuelle, il est utile de revenir au fil des événements qui ont abouti au démantèlement de la région de Goush Katif. Pourquoi Ariel Sharon a pris cette décision après avoir lui-même planifié et aussi développé cette « zone stratégique et sécuritaire » selon ses propres convictions :
18 décembre 2003 à 19h00, dans les salons de l’hôtel Acadia situés au bord de mer, sur la superbe plage d’Herzliya, l’effervescence est à son comble et les agents de sécurité sont sur le qui-vive. La nuit est déjà tombée et la police barricade les routes. Tous attendent impatiemment et dans le froid, le Premier ministre israélien venu clôturer les travaux du colloque de l’IDC, l’institut des études politiques et stratégiques.

Sharon à la conférence d’Herzliya. (GPO/Moshe Milner)
A 20 heures piles, heure du journal parlé, Ariel Sharon vêtu d’un costume sombre et d’une cravate rouge, monte à la tribune suivit de ses gardes du corps. Toutes les caméras sont braquées sur lui. Le discours est transmis en direct sur les trois chaînes de télévision israéliennes et sur CNN avec une traduction simultanée.
Après avoir plaidé les avantages de la « feuille de route » en la qualifiant de : « plan clair et raisonnable », critiqué sévèrement le laxisme de l’Autorité palestinienne dans le combat anti-terroriste et l’application de la « feuille de route », Sharon reprend son souffle, retire un mouchoir de sa poche et essuie les gouttes de sueur qui perlaient sur son front. Les projecteurs chauffent l’atmosphère. La salle est chaleureuse. Sharon reprend son discours et lance une sévère mise en garde :
« Si dans quelques mois, les Palestiniens n’appliqueront toujours pas leurs engagements et bien qu’à cela ne tienne, Israël prendra lui-même l’initiative et se désengagera unilatéralement des Palestiniens ! »
Une longue minute de silence plane sur la salle. Sharon très calme et sûr de lui-même poursuit son exposé :
« Le but du « plan de désengagement » est de réduire considérablement les actes terroristes et offrir aux citoyens israéliens le maximum de sécurité. Ce plan améliora notre niveau de vie et contribuera à renforcer l’économie israélienne. »
Sharon insiste sur le fait que le « plan de désengagement » sera planifié et entièrement coordonné en collaboration étroite avec les Américains et surtout comportera un redéploiement des forces de Tsahal le long de lignes nouvelles de sécurité et un changement dans la configuration des localités israéliennes.
Il souligne que ce nouveau plan est : « une mesure de sécurité et non un engagement politique. Les décisions prises à ce titre ne changeront pas les réalités politiques entre Israël et les Palestiniens, n’empêcheront pas la possibilité de renouveler la mise en œuvre de la « feuille de route » et de déboucher sur un accord définitif. »
Sharon est convaincu que pour la paix, comme pour faire la guerre, il faudrait rallier un vaste consensus populaire et préserver l’unité nationale même lorsque le peuple israélien est plongé au cœur d’un débat délicat et compliqué : « Je suis convaincu », dit-il, « de la résilience de ce petit peuple courageux qui endure épreuves et tribulations. Je reste confiant dans l’avenir de notre Etat. »
Salve d’applaudissements. Sharon descend de la tribune rayonnant. Pour la première fois, il a exposé des propos clairs et un plan audacieux sur la « séparation des Palestiniens », d’abandon de territoires et le démantèlement de colonies de peuplement que lui-même a construit avec force.
Cependant, le Premier ministre a parlé en termes généraux et n’a pas donner d’éléments supplémentaires. Aucun détail précis. Quelles seront les localités qui seront évacuées ? Il ne mentionnera pas s’il s’agit d’un retrait dans la bande de Gaza ou de Cisjordanie. Il n’a pas non plus précisé de date pour pouvoir appliquer ce nouveau plan. Laissant toujours le doute planer, une vielle tactique chez Sharon, la majorité des observateurs et une grande partie de l’opinion publique demeurait sceptique. Les leaders travaillistes négligeront ce discours. Shimon Pérès, se montra indifférent au discours et dira en privé que Sharon est : « un habile manipulateur qu’il sera jugé seulement sur ses actes. Voilà déjà trois ans que Sharon est au pouvoir et parle sans cesse de « concessions douloureuses ». Ce ne sont que des mots magiques, mais toujours des mots ». En effet, au moment précis où le peuple juif célèbre Hanouka, la fête des Lumières, les Israéliens souhaitent des éclaircissements, un nouvel éclairage…
Au départ, le plan Sharon ne sera pas pris au sérieux par les chancelleries occidentales et dans le monde arabe, Sharon demeurait toujours un « faucon », celui qui n’abandonnerait jamais les Territoires.
On s’était trompé. Sharon a bien changé. Ce n’est plus l’introverti qu’on a connu. Il s’est endurci, a pris des rides et de l’expérience. Le décès de sa femme et les dernières enquêtes de police sur les malversations de ses fils l’ont secoué vraiment. Il tentera de cacher ses sentiments et ne pas perdre la face. Autour de lui, ses vrais amis deviennent plus rares, plusieurs compagnons de route ont disparu et les confidents ? Il peut les compter que sur une seule main…
Il aborde chaque sujet avec plus de philosophie. Le ton et le style ont changé : plus calme et moins arrogant mais toujours déterminé et persévérant.
Sharon est resté homme de combat et de luttes acharnées. Il n’a jamais été entraîné par les évènements. Toujours pionnier, éclaireur et le fer de lance. Il aspire à être différent de ses pairs, original pour avoir de plein droit sa place dans l’Histoire.
Sharon appliquera donc à la lettre ses engagements. En vieux soldat, il prépara son plan minutieusement. D’abord en comité restreint, avec ses proches collaborateurs et le ministre de la Défense. Enclin à la méfiance et craignant des fuites, il préféra ne pas discuter du projet ni avec ses ministres, ni avec les colons. Même le chef d’état-major Bougy Ayalon n’était pas au départ dans le secret. C’était un grand tort. Cela créa des tensions inutiles et alimentera des rumeurs. Sharon ne souhaitait pas non plus présenter son projet à la Knesset, ni même devant les membres de son parti craignant d’être paralysé par une opposition forte. Il refusa net toute rencontre pour discuter du sujet.
Son comportement manquait de logique et était peu démocratique. Il ne pouvait appliquer un plan aussi audacieux sans consulter les différents ministères, l’armée, la police et les familles concernées eux-mêmes. Têtu, il rejeta en bloc toutes demandes et revendications dont l’organisation d’un référendum. Il gardait ses raisons.
Les semaines à venir mettaient Sharon dans une situation difficile. Le doute planait toujours sur les intentions du procureur de l’Etat d’inculper le Premier ministre au sujet des affaires douteuses de ses fils. Chaque jour, la presse en parlait et les fuites fusaient de partout sur une éventuelle inculpation. Le plan de désengagement n’était plus à l’ordre du jour et passa inaperçu. Les opposants à Sharon et ils sont de plus en plus nombreux, évoquaient avec satisfaction la chute imminente du gouvernement et la tenue d’élections anticipées. Ils étaient trop pressés d’enterrer le plan de désengagement. Leur joie sera éphémère. Le Premier ministre ne pouvait concevoir d’abandonner son projet. Ce n’est pas connaître Sharon. Il ne lève jamais les bras.
Le 2 février 2003, Sharon invita à son petit déjeuner, le commentateur politique du quotidien Haaretz, Yoel Marcus. Ce célèbre journaliste et son propre journal n’ont jamais été tendres avec le général baroudeur. Sharon avait même gagné un procès contre ce journal pour diffamation à propos de sa conduite dans la guerre du Liban. Depuis, il comprit qu’Haaretz est, comme dit sa devise publicitaire : « un journal pour les gens qui pensent ». Indépendant, mais de tendance à gauche, tous les hommes politiques, les intellectuels et les hommes d’affaires le lisent chaque matin. Pour Sharon, c’est idéal pour faire passer le message, gagner leur confiance et redorer son blason.
Durant un petit déjeuner copieux, le journaliste obtiendra toutes les informations voulues et tant attendues sur « le plan de désengagement ».
Le scoop en main, Marcus n’attendra pas le lendemain matin pour voir son interview exclusive imprimée dans son quotidien. Vu l’importance de la nouvelle, il publia, sans attendre, les grandes lignes sur le site Internet du journal…
Les Israéliens apprendront pour la première fois que Sharon a décidé fermement d’évacuer les 17 colonies de peuplement situées dans la bande de Gaza et trois autres colonies au nord de la Cisjordanie.
La décision de Sharon d’évacuer une vingtaine de colonies de peuplement, certaines datant depuis trois décennies, ébranlera le parti au pouvoir. Les faucons du Likoud se trouvaient en état de choc et se révoltèrent contre leur leader. Des députés décident de voter avec l’opposition les motions de censure. La confiance ne régnait plus et la bataille sera déclenchée contre le Premier ministre sur tous les fronts. C’est une véritable révolte qui risque de faire tomber le gouvernement et de mettre fin au plan de désengagement. Sharon incontournable demeure confiant. Il ne cédera pas aux manœuvres. Cependant, il sent bien que ce qui se trame est plus grave qu’il le pensait. Pour apaiser les esprits, il emploiera la manière forte contre… les Palestiniens.
Il ordonne d’éliminer le chef spirituel du Hamas, le cheikh, Ahmed Ismail Yassin. Le 22 mars 2004, ce paralytique en chaise roulante sera tué par des missiles lancés par hélicoptère. Il était le responsable direct d’une série d’attentats terroristes. La mort brutale de Yassin provoqua un déchaînement de colère dans le monde musulman et un désaveu de la part des pays occidentaux. Les membres du Conseil de sécurité de l’ONU ont condamné l’attentat et grâce au veto américain, une sévère résolution n’a pas été adoptée contre Israël. En effet, seul le président Bush justifiera le droit d’Israël à se défendre contre des actes terroristes.
3 semaines plus tard, Le 17 avril 2004, Abdel el Aziz Rantissi, le nouveau chef du Hamas, connaîtra lui aussi le même sort que Yassin et trouve la mort dans l’explosion de sa voiture. Sharon gagne des points. Sa popularité grandit soudain et les critiques à son égard deviennent moins sévères. Ses opposants pensent qu’il a abandonné son projet de désengagement.
Sharon, fin connaisseur des arcanes du Likoud et très habile dans la manipulation de l’opinion publique, laisse faire. Il déclare tout naturellement qu’il accepterait la proposition d’approuver préalablement son projet par les membres du parti avant son exécution.
Pour renforcer ses positions, il effectue une visite à Washington et s’entretiendra, le 14 avril 2004, avec le président Bush à la Maison Blanche. Le président américain était en pleine campagne électorale et souhaitait obtenir un succès diplomatique au Proche-Orient face au fiasco irakien et la perte de vitesse dans les sondages. Cette rencontre est cruciale pour les deux hommes. Bush remettra au Premier ministre israélien un document qui engagera les Etats-Unis dans le processus de paix. Le président américain accueillera avec satisfaction le plan de désengagement et félicite Sharon pour sa réelle contribution à la paix. Conscient que le plan de désengagement est compatible avec la « feuille de route », il affirmera qu’Israël a le droit de conserver le droit à se défendre contre le terrorisme. C’est la première fois qu’un président des Etats-Unis s’engage à garantir à Israël des « frontières défendables », un non-retour aux lignes d’armistice de 1949 et rejette un éventuel « retour des palestiniens dans leur foyer ».

Le président américain George W.Bush avec le Premier ministre Ariel Sharon
Sharon est plus que satisfait. Son succès diplomatique est sans précédent, historique. Sa vision élaborée depuis de longues années sur « des faits accomplis sur le terrain » se réalise. Les implantations en Cisjordanie ne seront plus un obstacle à la paix. Il s’aperçoit qu’il s’était longtemps bercer d’illusions : impossible de garder tous les territoires.
La date du désengagement de Gaza est fixée définitivement : 15 août 2005. Mais comment évacuer 20 localités et 8000 familles et les reloger en Israël. Que faire pour ne pas employer la force ? Comment évacuer des femmes et des enfants dans les meilleures conditions sans victimes ni dégâts ? Sharon agira en bon soldat et prépara son plan comme il faut. Tel une opération militaire. Il est orfèvre en la matière. Il avait déjà évacué par la force les colons du nord du Sinaï, alors qu’il était ministre de la Défense. Il ne souhaitait pas répéter les mêmes fautes du mois d’avril 1982. Conscient que la différence est grande : à l’époque, Israël avait signé un traité de paix avec l’Egypte et ici, le retrait se fera unilatéralement, à sens unique, sans discussion préalable avec les palestiniens et sans aboutir à un accord de paix ni obtenir de garantie valable.
Pour réaliser ce projet grandiose, l’armée sera responsable de l’infrastructure sur le terrain et agira en coordination avec la police. La réaction du chef d’état-major, Moshé Bougy Yaalon, est glaciale. Il n’est pas très enthousiaste du projet. Il formule plusieurs réticences et propose des plans de rechange. Il pense que le plan de désengagement dans sa forme actuelle ne pourra pas arrêter le terrorisme ni restaurer le calme dans la région. Le plan Sharon serait voué à l’échec parce qu’Israël se retirera des Territoires sans avoir eu préalablement un accord de sécurité avec les Palestiniens…

Les forces de sécurité évacuent de force les résidents de Kfar Darom. (GPO/Yossi Zamir)
Le ministre de la Défense, Shaoul Mofaz, décide subitement de couper ses liens avec Yaalon et refuse de prolonger le mandat prévu pour une année encore. Mofaz suggère à Sharon de remplacer Yaalon par son adjoint, le général Dan Haloutz. Sharon accepte et donne des ordres précis pour que l’évacuation des familles de Goush Katif se fasse dans le calme et avec beaucoup de compréhension. La force sera employée en dernier recours. On emploiera une unité spéciale, d’anciens commandos de forces d’élite mais aussi des officiers psychologues, spécialistes des pourparlers pour la libération d’otages. Aucun soldat, aucun policier, ne portera une arme. Sharon est conscient qu’un seul coup de feu, une seule victime israélienne, provoquerait des incidents graves. Il fallait calmer une situation explosive, désamorcer intelligemment tous les obstacles et éviter à tout prix une « guerre civile ». La suite est bien connue…Avons-nous tirer des leçons 20 ans après ?