Quelle réforme pour le système électoral israélien ?

Fondements historiques et perspectives de changement

Les dernières élections ont une fois de plus mis à l’ordre du jour la question de la réforme du système électoral israélien, fondé sur le mode de scrutin proportionnel intégral, et considéré comme un système très démocratique, mais très difficile à gérer. Cette question récurrente est en fait un véritable serpent de mer qui réapparaît régulièrement dans le débat public (1). Le présent article examine la question de la réforme électorale dans une perspective historique, en montrant comment le système proportionnel a été adopté et pourquoi il est resté en vigueur jusqu’à aujourd’hui.


Introduction : un problème aussi ancien que l’État d’Israël

“Dans le système électoral israélien, il n’existe pas de relation entre l’électeur et l’élu ; le citoyen vote pour des candidats que, la plupart du temps, il ne connaît pas, et ce sont seulement les appareils des partis qui désignent ceux qui figureront sur les listes et à quel rang… Le gouvernement ne peut être formé après les élections que par les négociations entre les appareils des partis (2)”.

Ce constat désabusé, qui semble décrire la situation actuelle, date en fait de… 1954 ! C’est celui que faisait Ben Gourion, devant le conseil du Mapaï (parti travailliste), ayant compris dès 1949 que le système électoral devait être réformé… On constate, à la lecture de ces lignes, que le problème de la réforme électorale est aussi ancien que l’État d’Israël. Il l’est en fait encore plus : le système électoral, tout comme les principales institutions politiques de l’État, puise en effet ses racines dans la période pré-étatique. Nous allons voir comment le système actuel a été adopté, quelles sont ses racines historiques et ses justifications politiques et sociologiques, quelles ont été les tentatives pour le réformer, et quels sont les problèmes qu’il pose et les moyens pour tenter d’y remédier.

I. Fondements historiques et sociologiques du système électoral israélien

De l’Assemblée du Yichouv à l’Assemblée des Représentants

Le système électoral et politique israélien plonge ses racines dans la période du Mandat britannique (1922-1948), et même plus loin. C’est en effet à la période pré-mandataire que remonte la première tentative réussie de créer un organe national représentatif de tous les courants politiques présents en Eretz Israël. Au-delà de son intérêt historique, ce rappel est indispensable pour comprendre comment Israël a adopté le système électoral proportionnel, resté en vigueur jusqu’à nos jours, malgré quelques changements. C’est au dirigeant sioniste Menahem Ussishkin que revient le mérite d’avoir réuni la première “Assemblée du Yichouv”, à Zikhron Yaakov, en 1903. Celle-ci créa la “Confédération des Juifs en Eretz Israël”, mais son action fut entravée par la controverse autour du projet d’État juif en Ouganda (dont Ussishkin était le principal opposant).

Les efforts pour créer un organe représentatif furent renouvelés après la Première Guerre mondiale et la Déclaration Balfour (1917). Les représentants du Yichouv constituèrent une Assemblée constituante qui élut un “Comité provisoire des Juifs en Eretz Israël”. A nouveau, des différends surgirent, notamment sur la question du droit de vote des femmes, auquel les représentants des factions religieuses étaient opposés. En fin de compte, le Comité provisoire fixa au 19 avril 1920 la date des élections à la première Assemblée des représentants (Assefat ha-Nivharim), qui siégea jusqu’au 6 décembre 1925. Au total, quatre Assemblées se succédèrent entre 1919 et 1949. Les élections se faisaient au scrutin de liste direct, au niveau national, tout comme aujourd’hui.

Les quatre Assemblées des Représentants (1920 – 1944)

L’examen de la composition des quatre Assemblées de Représentants est instructif, et montre qu’elle étaient constituées de très nombreuses factions, réparties en quatre catégories principales : partis ouvriers, partis religieux, partis à base ethnique et partis à base professionnelle. La première Assemblée comportait ainsi pas moins de 19 factions, et la deuxième 25 ! Les grands partis politiques – qui allaient jouer un rôle essentiel dans la vie politique de l’État – étaient pour la plupart déjà représentés dans l’Assemblée élue en avril 1920 : Ahdout ha-Avoda (travaillistes), Mizrahi (sionistes religieux), Harédim, aux côtés d’autres listes à orientation ethnique (Séfarades, Yéménites, Boukhariens) ou professionnelle (artisans, employés). Les sionistes révisionnistes firent leur entrée dans la deuxième Assemblée (élue en 1931).

Ce rappel historique permet de comprendre les raisons de l’adoption du système de représentation proportionnelle. On peut en dénombrer au moins trois. Premièrement, le Yichouv ne jouissant d’aucune continuité territoriale, la représentation proportionnelle à une seule circonscription était la plus facile à mettre en œuvre. Deuxièmement, ce système permettait d’effacer les disparités entre régions rurales et urbaines. Enfin et surtout, le système proportionnel constituait un facteur d’intégration devant accorder une légitimité indispensable à l’État en devenir, au vu de la grande hétérogénéité ethnique et politique de la population, qui se reflétait dans la composition de l’Assemblée des représentants. Toutes ces raisons firent que l’organe “législatif” du Yichouv adopta le système proportionnel, qui fut maintenu en vigueur après la création de l’État.

II. Le système électoral de 1948 à nos jours : critiques et tentatives de réforme

L’ère Ben Gourion : vaines tentatives de réforme

Ce rappel historique nous permet aussi de replacer les critiques actuelles dans leur contexte, en montrant qu’il n’y a en fait rien de nouveau sous le soleil… David Ben Gourion, s’exprimant en 1949 devant la première Knesset, déclara ainsi : “Je ne pense pas que la présence aux élections de 21 listes de partis concurrents, dans ce petit pays de six ou sept cent mille habitants, soit l’expression de la démocratie ou d’une maturité sociale. En tant que Juif, c’est un phénomène maladif qui me fait honte (3)”. Et de fait, Ben Gourion s’efforça pendant toute sa carrière d’abroger le système de la proportionnelle et de faire adopter une réforme du système électoral, sans succès.

Dès le début des années 1950, il tenta ainsi de faire adopter le système du bipartisme et le scrutin majoritaire, selon le modèle anglo-saxon, dont il loua le génie en idéalisant quelque peu la démocratie parlementaire britannique. Plusieurs tentatives de réforme successives, en 1951, 1953 et 1956 échouèrent tour à tour. Outre l’opposition des petits partis, menacés de disparition, elles se heurtèrent aussi à celle du Mapaï, parti au pouvoir qui préférait conserver le système existant plutot que de se lancer dans l’inconnu. Aucun parti ne disposant de la majorité absolue, le système proportionnel engendra des gouvernements de coalition relativement instables, qui se succédèrent à un rythme assez rapide (six gouvernements entre mars 1949 et 1955). En janvier 1958, Ben Gourion dénonça avec virulence un “système électoral corrompu et destructeur, qui perpétue la culture de la diaspora et accentue l’émiettement des partis”. Mais toutes ses tentatives de réforme furent rejetées. Entre 1949 et 1963 (année de la démission définitive de Ben Gourion), pas moins de 11 gouvernements se succédèrent, d’une durée moyenne de 16 mois.

Les réformes des années 1990

A l’exception de réformes mineures concernant la méthode de répartition des restes et le seuil de représentation (fixé à 1 % en 1948, porté à 1,5 % en 1992 puis à 2 %  en 2006), il fallut attendre les années 1990 pour que des tentatives de réforme plus ambitieuses voient le jour. La réforme la plus spectaculaire, en mars 1992, fut l’adoption du système d’élection directe du Premier ministre au suffrage universel (élections à deux bulletins de vote). Mais cette réforme ne parvint pas à atteindre ses objectifs (accroître l’indépendance de l’exécutif en diminuant la fragmentation parlementaire). En effet, 21 partis se présentèrent aux élections de 1996 et 11 obtinrent au moins 2 sièges (contre 10 en 1992). En 1999, le nombre de partis atteint un niveau record : sur 31 qui se présentèrent aux élections, 14 remportèrent au moins 2 sièges. Le système d’élection directe du Premier ministre fut abandonné après trois échéances (1996, 1999 et 2001). L’ancien système électoral proportionnel fut rétabli lors des élections de 2003, et il est resté en vigueur jusqu’à nos jours.

La seconde réforme électorale d’importance fut l’adoption par les grands partis politiques d’élections primaires, pour permettre aux électeurs de participer à l’élaboration des listes de candidats. Le premier parti à adopter les primaires fut le Mouvement démocratique pour le changement (Shinoui), suivi par le parti travailliste en 1992, puis par le Likoud. Si elle améliora la représentativité des membres de la Knesset, cette réforme ne modifia toutefois pas fondamentalement le système électoral et ne remédia pas à son instabilité chronique.

Conclusion : quel avenir pour le système électoral ?

L’histoire du système électoral israélien, avant et après 1948, montre que le système proportionnel résulte de circonstances historiques et sociologiques qui rendent difficile toute réforme en profondeur. La multiplication des partis est le reflet de l’éclatement idéologique inhérent à la société israélienne, et aucune réforme ne peut faire disparaître, par un coup de baguette magique, les clivages politiques et culturels qui existent depuis l’aube du sionisme politique. Comme le fait remarquer le professeur canadien MacIvor (4), l’instabilité politique n’est pas seulement la conséquence du système proportionnel, mais tient aussi souvent à des facteurs extérieurs. “Israël, explique-t-il, est un pays où les divisions religieuses et culturelles se révèlent intenses, où plane sans discontinuité une menace provenant de l’intérieur aussi bien que de l’extérieur des frontières nationales”. D’autre part, observe-t-il, les gouvernements de l’Autriche, des Pays-Bas ou de la Suisse (pays possédant un système proportionnel) sont plus stables que ceux du Canada (où règne le système majoritaire uninominal).

Parmi les propositions de réforme du système électoral actuel, les plus fréquemment évoquées sont l’adoption d’un système majoritaire inspiré du modèle anglo-saxon, la création de circonscriptions électorales et la modification du seuil de représentation. La première possibilité (envisagée par Ben Gourion) est peu réaliste, pour les raisons susmentionnées. L’éparpillement des voix entre un nombre très élevé de partis ne résulte pas seulement, nous l’avons vu, du système électoral de proportionnelle intégrale, mais de la réalité politique et sociologique israélienne, qui est difficilement comparable à celle des autres pays occidentaux. La deuxième possibilité – la création de circonscriptions électorales – permettrait de diminuer le poids des petits partis, et d’en supprimer certains, mais elle n’est pas facile à mettre en œuvre. C’est sans doute la hausse du seuil de représentation (actuellement de 2 %) qui est la plus simple à appliquer. Mais il faut également observer que l’éclatement actuel de la Knesset tient aussi à des facteurs largement indépendants du mode de scrutin, parmi lesquels on mentionnera l’affaiblissement des deux grands partis (Likoud, Avoda) et le renforcement de partis nouveaux ou assez récents (Kadima, Israël Beitenou, Shas). Au total, la réforme du système électoral apparaît toujours aussi souhaitable qu’elle l’était en 1949, mais toujours aussi improbable à brève échéance.


Pierre I. Lurçat

Notes
1. Pour un exposé synthétique, voir Daniel Elazar, “Electoral and Constitutional Reform for Israel”, JCPA, 16/7/2004.
2. Cité par Avraham Avi-Haï, Ben Gourion bâtisseur d’État, p.299, Albin Michel 1988.
3. Actes de la Knesset, 5 septembre 1949, cités par A. Avi-Haï, op. cit. p.297.
4. H. MacIvor, “Système électoral proportionnel ou semi-proportionnel : effets possibles sur la politique canadienne”, http://www.elections.ca/loi/sys/macivor_f.pdf.