Moshé Sharett : la “colombe” incomprise

Il fait partie des grands bâtisseurs d’Israël. Son visage arbore le billet de 20 shekels. Mais le nom de Moshé Sharett (1894-1965) reste dans l’épaisse ombre du père fondateur, David Ben Gourion. Les Israéliens connaissent son nom mais peu d’entre eux savent qu’il a été le second Premier ministre du jeune Etat hébreu. L’homme au physique de Chaplin n’était pas programmé pour la politique. C’est elle qui est venue à lui.Son discours de “colombe”, défenseur de la paix avec les voisins arabes, est inaudible dans un pays menacé de toute part. Le second de Ben Gourion a un statut d’ovni dans la scène politique. Il est le seul à être à la fois un arabophile sincère et un sioniste passionné. Deux côtés d’une même médaille qui fait toute l’originalité du personnage, en écho à son histoire familiale.

Le rêve sioniste, le futur bâtisseur d’Israël l’a hérité de son père, Yaacov Chertok. La première carte que voit le jeune Moshé est celle de la Palestine accrochée dans le bureau paternel à Kherson en Ukraine. Un doux rêve que le chef de famille avait pourtant abandonné après un premier échec en Terre promise. En 1882, l’Ukraine est frappée par une vague de pogroms. Alors jeune étudiant, le père de Moshé part s’installer dans le futur Etat d’Israël. Quatre années de survie difficiles avant un constat d’échec. Yaacov retourne en Ukraine. Mais il transmet à ses enfants le sentiment que leur destin se trouve ailleurs. A l’âge de cinq ans, Moshé apprend déjà l’hébreu. Une seconde vague de pogroms sonne le départ définitif. En 1906, la famille Chertok quitte un pays devenu trop dangereux.

La parenthèse idyllique d’Ein Sinya

La trajectoire choisie à l’arrivée en Palestine aura une profonde influence sur le parcours de Moshé Sharett. Son père décide d’installer son clan dans un village arabe, Ein Sinya, situé dans les collines entre Ramallah et Naplouse. Unique famille juive de la zone, les Chertok vivent des activités de leur ferme, en particulier de la fabrication d’huile d’olive.

L’expérience laisse un souvenir idyllique dans la mémoire de Moshé Sharett : “Pour les guides touristiques, je suis né à Ein Sinya. J’ai l’habitude de dire : oui, c’est vrai, ce village a été une renaissance.”

Une époque magique pendant laquelle il apprend toutes les subtilités de la langue et de la culture arabes. Cette parenthèse de deux ans marque une différence profonde entre Moshé Sharett et les autres bâtisseurs d’Israël, David Ben Gourion et Moshé Dayan. Pour ces deux hommes, l’arrivée en Palestine est marquée par une atmosphère de violence avec la communauté arabe. Des parcours différents qui marqueront une fissure profonde entre la “colombe” Sharett et les “faucons” de l’école Ben Gourion.

En 1908, la famille quitte son village d’adoption pour rejoindre ce qui n’est encore qu’une colline de sable, Jaffa-Tel-Aviv. Les Chertok font partie des familles bâtisseuses de la future métropole israélienne. Moshé Sharett inaugure les bancs du lycée Herzliya. Dans une Palestine sous domination ottomane, le jeune homme fait ensuite le choix d’étudier le droit à Istanbul.

Mais la Première Guerre mondiale éclate et Moshé Sharett se retrouve enrôlé dans l’armée turque où il fait la démonstration de ses talents de polyglotte. Sur le front en Syrie ou au Liban, il parfait ses connaissances du monde arabe. Comme dans son village Ein Sinya, Moshé Sharett est bien souvent le seul Juif au milieu de soldats turcs et arabes. Pourtant, l’homme aux multiples casquettes n’a pas abandonné son rêve sioniste. Un rêve qui n’a même jamais été aussi présent.

A la fin du premier conflit mondial, il se rend à Londres pour compléter ses études et surtout prendre contact avec les cercles sionistes. Membre du jeune parti social-démocrate israélien “Ahdout Haavoda” (Mapaï), créé en 1919, il s’immerge dans le système politique anglais. Aux jeux de scène, Moshé Sharett préfère l’écriture, poser ses réflexions sur le papier.

De retour en Israël, il devient ainsi le rédacteur en chef adjoint du journal travailliste, Davar. Une révélation pour Sharett. Il se caractérise comme un écrivain “compulsif” qui savoure l’acte d’écrire en lui-même : la saveur des mots, la mélodie des sons. En 1953, il commence la rédaction d’un journal intime. Un document qui n’a rien d’un passe-temps d’adolescent mais reflète le travail d’un observateur attentif des soubresauts du jeune Etat d’Israël. Huit volumes, des milliers de pages publiées en 1978 par son fils Yaacov Sharett. Aujourd’hui, le journal du second Premier ministre fait partie des plus importantes sources de l’histoire israélienne.

Ben-Gourion : “La fissure reste là…”

Au fil des pages, on dénote un besoin vital de briser l’ombre paralysante de David Ben Gourion. Le destin de Moshé Sharett est profondément associé à celui du père historique de l’Etat. En 1933, il devient le responsable du département politique de l’Agence juive. Poste central qui apparaît comme l’embryon du futur ministère des Affaires étrangères israéliennes.

La collaboration entre les deux hommes est très étroite. Et les dissensions entre le guerrier colérique Ben Gourion et le pacifiste pragmatique Sharett ne tardent pas à éclater. “Je compare notre relation à un vase en cristal hors de prix qui a été fissuré. Il peut toujours être utilisé mais la fissure, irréparable, reste là”, explique Sharett dans son journal. Tous les sujets sont sources de dissensions, y compris la célèbre déclaration d’Indépendance proclamée par Ben Gourion le 14 mai 1948. Deux nuits avant ce moment historique, Moshé Sharett couche sur le papier une première version à l’image de la déclaration de Jefferson aux Etats-Unis. Trop abstrait, trop rhétorique selon Ben Gourion qui sabre sans diplomatie le style de son second.

Pour Moshé Sharett, son mentor a tout simplement “assassiné” sa proclamation d’Indépendance. Au regard de son brillant travail au sein de l’Agence juive, Sharett devient logiquement le premier ministre des Affaires étrangères israéliennes. Il réussit à faire accepter le nouvel Etat dans les chancelleries internationales et à imposer à l’ancien foyer du nazisme son devoir de réparation envers Israël. Quant aux relations avec les pays arabes, Moshé Sharett se détache clairement de Ben Gourion. Pour le premier, Israël doit à tout prix faire la paix avec ses voisins de par sa vocation de petit Etat entouré d’un océan de pays musulmans. L’Etat hébreu doit donc faire “profil bas” dans la région afin de permettre aux Arabes de cicatriser les plaies de la création d’Israël.
Pour le Premier ministre Ben Gourion, l’Etat hébreu doit au contraire utiliser la force pour empêcher à tout prix sa destruction. Une vision opposée de l’avenir du jeune pays doublée d’un assemblage incompatible de caractères.
Moshé Sharett le reconnaît lui-même dans une interview avec l’historien Michaël Brecher : “Je suis silencieux, réservé et réfléchi. Ben Gourion est impulsif, fougueux et intuitif. Ma devise est la prudence, la sienne est le courage.” Pourtant, Moshé Sharett apparaît comme le candidat naturel au poste de Premier ministre après le retrait de la figure historique en 1954. Mais même dans l’ombre de son kibboutz Sdé Boker, Ben Gourion continue de tout contrôler.

La “colombe” est isolée dans un gouvernement dominé par les partisans de la ligne dure, dont Moshé Dayan et Golda Meir. Peu avant l’intervention israélienne en Egypte en 1956, au moment de la crise de Suez, Moshé Sharett se retrouve contraint à démissionner. Dans son journal, il dresse un constat sans appel : “Mon pays m’a laissé tomber… Gouverner cet Etat semble être une chose impossible si on ne fait pas preuve d’aventurisme et de malhonnêteté.” Cet aveu d’impuissance sonne le glas d’une vie politique en pleine lumière. En 1960, Moshé Sharett est élu à la tête de Confédération sioniste mondiale et de l’Agence juive. Dans la mémoire collective, il reste l’homme qui a marché dans les pas de Ben Gourion, sans avoir pu réellement prendre son envol.

Extrait du livre de Freddy Eytan, Les 18 qui ont fait Israël, paru en novembre 2007 aux éditions Alphée-Jean-Paul Bertrand.