Moshe Dayan – Le général borgne

« La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens. » Karl Von Clausewitz

Sa première épreuve remonte au mois de mai 1942. Le Liban et la Syrie étaient sous contrôle du gouvernement de Vichy. Une attaque syro-libanaise synchronisée avec la poussée de Rommel en Afrique du Nord contre les villages juifs du nord de la Palestine paraît imminente. Devant la menace, des volontaires s’engagent dans les unités britanniques. L’un d’eux, un jeune officier, reçoit l’ordre d’effectuer une mission de reconnaissance à la frontière libanaise.
C’est le printemps et le soleil brille. Tout à coup la patrouille essuie une fusillade nourrie. Le jeune officier cherche à repérer d’où proviennent les coups de feu. Il prend ses jumelles ; dès qu’il les ajuste il sent son crâne éclater. Il tombe à la renverse et perd connaissance. Ses compagnons affolés ne savent que faire. La patrouille trouve un refuge pour attendre des renforts qui n’arriveront deux heures plus tard.
Le jeune officier devra la vie, paradoxalement, aux éclats de verre des jumelles qui ont fait tampon, évitant l’hémorragie.
On apprendra par la suite que c’est une balle française qui lui a perforé l’œil.
L’œil gauche est définitivement perdu. Le bandeau noir qui couvre la plaie béante va entrer dans la légende plus de 40 ans.
Moshé Dayan est né le 4 mai 1914 en Palestine, sous la domination ottomane. Son père, Shemouel, s’installe dans le kibboutz Dégania, près du lac de Tibériade. Ses grands-parents, religieux hassidiques, avaient été des juges rabbiniques, Dayan en hébreu. Ses parents Shemouel et Dvora venaient de la région de Kiev, en Ukraine. L’enfant Moshé a eu une tendre enfance pénible durant la période de la Première Guerre mondiale. Après quelques années difficiles dans le premier kibboutz du pays, le père Shemouel, pionnier et idéologue sioniste, fonde le premier moshav de la Palestine du Mandat britannique : Nahalal, près de Haïfa.
Après sa bar-mitzva, le jeune Moshé s’engage dans les rangs de la Haganah. Il monte à cheval et galope dans les champs avec une vieille carabine, toujours prêt à défendre son village contre les bandes de pilleurs arabes. Contrairement aux préjugés de ses parents, il se familiarise rapidement avec les bédouins de la région. Il aime leur mode de vie et leurs coutumes et apprend l’arabe.
En 1934, Moshé fait la connaissance de Ruth Schwartz. Elle vit à Jérusalem avec ses parents et parle parfaitement l’anglais. C’est le coup de foudre. Le 12 juillet 1935, ils se marient à Nahalal. Moshé a 21 ans, il porte une chemise blanche, une kipa et des sandales bibliques ; Ruth, 19 ans, est vêtue d’une robe blanche brodée. Un rabbin yéménite dirige la cérémonie nuptiale. Elle est suivie de danses folkloriques russes et arabes. Des bédouins de la région jouent de la flûte et tambourinent sur la darbouka.
Moshé et Ruth part en voyage de noces en Angleterre. Ils prennent du port de Haïfa le bateau pour Marseille, puis le train pour Paris. Deux semaines plus tard, ils arrivent à Londres, éperdument amoureux. Contrairement à Moshé qui ne supporte pas la grisaille et le climat londonien, Ruth aime cette capitale. Elle a déjà vécu plus de cinq ans en Grande-Bretagne. Moshé souhaite surtout améliorer son anglais. Ce voyage de noces ne durera que quelques semaines.
En Palestine, le nationalisme arabe gronde et les bédouins sont contraints de se joindre à la révolte contre les nouveaux pionniers juifs. Suite à la flambée de violence et aux attaques arabes contre les villages sionistes, Moshé Dayan et son épouse quittent Londres et retournent à Nahalal. Ils logent dans un modeste baraquement.
Par la suite, Moshé prend l’initiative de suivre des cours d’entraînement et de combat.
En 1936, il est instructeur de la Haganah et donne des cours de formation. Il enseigne l’art de l’attaque et l’infiltration par surprise d’une base ennemie. Il se fait remarquer par ses supérieurs par son courage et sa persévérance de vaincre. Quelques mois après, il joint les rangs d’un vaillant capitaine britannique, Orde Wingate, devenu un grand défenseur de la cause sioniste. Il enseigne à Dayan et ses compagnons la manière de combattre le terrorisme et les groupes armés arabes. Après le rappel de Wingate à Londres, Dayan poursuit ses activités clandestines dans la Haganah. Il est arrêté et emprisonné par les Britanniques dans une vieille citadelle des Croisés, située près de Saint Jean d’Acre. Condamné à 5 ans de prison et mis dans un cachot avec un groupe de jeunes combattants de la Haganah et des délinquants arabes, Dayan passe son temps à fabriquer des colliers multicolores et à décorer des vases. Il profite de son inactivité forcée pour parfaire ses connaissances de l’anglais et l’arabe. Ses livres préférés sont la Bible et les histoires populaires et humoristiques d’O’ Henry.
Il est relâché un an plus tard suite au changement d’attitude des autorités britanniques envers les Juifs de Palestine.
Dayan retourne à la ferme familiale de Nahalal et retrouve sa femme Ruth et sa fille, Yael, qui vient d’avoir un an.
Les retrouvailles ne durent que quelques jours : Moshé repart avec son unité pour combattre cette fois la France de Vichy, à la frontière libanaise. Après sa grave blessure à l’œil, la famille Dayan quitte Nahalal et s’installe à Jérusalem, chez les parents de Ruth. Ainsi, Moshé peut suivre à l’hôpital local son traitement quotidien nécessaire.
Brûlant d’impatience et souhaitant être utile dans la Haganah en dépit de son infirmité, Moshé s’engage volontairement dans les services de renseignement de l’Agence juive, dirigé par Reuven Shiloah, devenu par la suite le premier chef du Mossad. Les Britanniques ont apporté un soutien logistique et technique et organisent avec la Haganah des réseaux clandestins qui ont pour but de recueillir des renseignements sur les bases et postes allemands en Europe et en Afrique du Nord. Certaines unités sont parachutées et ont comme mission de rejoindre les partisans, et de les aider à sauver et à faire évader les Juifs rescapés des camps de la mort nazis.
En Irak et en Iran, la Haganah organise l’autodéfense des Juifs et des filières pour leur départ. Les attaques contre les Juifs se multiplient et en juin 1941, on compte plus de 400 morts dans le quartier juif de la capitale irakienne. Une action rapide devient impérative et il faut être sur place.
Dans le cadre de ses activités clandestines, Moshé Dayan se trouve pendant 3 jours à Bagdad. Il en profite même pour faire du tourisme. Il visite le célèbre musée de l’époque mésopotamienne, encore jeune pour admirer les vestiges d’un passé si lointain et s’intéresser à l’archéologie. Ce n’est que plusieurs années plus tard qu’il se passionnera pour l’art de l’antiquité et pour la science des choses impressionnantes et anciennes.
De retour en Palestine, Dayan consacre ses activités à l’organisation clandestine de défense. Bien qu’étant membre actif de la Haganah, il est parmi les rares travaillistes à apprécier les actions courageuses du Etsel de Menahem Begin et du Lehi d’Itzhak Shamir contre les Britanniques et surtout leur esprit de sacrifice pour la patrie.
En avril 1946, Dayan participe à Bâle à une réunion du Mapai dirigée par David Ben Gourion. Frustré par son bandeau noir qui attire l’attention et la curiosité des passants, il décide de se faire opérer par un ophtalmologue parisien. Le chirurgien devait greffer un os dans l’orbite pour pouvoir y faire tenir un œil artificiel. Hélas, l’opération échoue et Dayan reste à l’hôpital Cochin durant plus d’un mois, en souffrant le martyre et atteint d’une forte fièvre.
Quelques mois plus tard, la guerre d’indépendance éclate et Dayan est mobilisé. Son frère Zorik, officier dans la brigade Carmel, est tué le lendemain de la proclamation de l’Etat juif.
Il est mort dans les combats du kibboutz Ramat Yohanan, laissant une femme et un fils ; un bébé du nom d’Ouzy, qui deviendra, 35 ans plus tard, général dans l’armée israélienne.
Surmontant difficilement le deuil de son frère, Moshé prend une part active aux combats et forme une unité spéciale de commandos dans le cadre du 89ième bataillon. Après avoir commandé le secteur de Jérusalem, Moshé Dayan grimpe tous les échelons de l’armée pour devenir en 1954 chef d’état-major de Tsahal.
Dayan réforme profondément les méthodes de combats. Il est le premier à élaborer la doctrine de la guerre éclair préventive. Israël doit toujours surprendre l’ennemi en frappant fort les points vitaux. Cette dissuasion est indispensable pour gagner la guerre et éviter que l’arrière du pays ne souffre. Toutes les batailles doivent se dérouler en territoire ennemi.
C’est l’époque du réveil du nationalisme arabe. Le Colonel Nasser nationalise le canal de Suez. Dayan dirige les contacts secrets avec la France et la Grande Bretagne en vue d’une opération conjointe. La campagne de Suez éclate. Dayan est le grand vainqueur. Brillant stratège, il opère sur plusieurs fronts et fonce avec ses troupes dans le désert du Sinaï pour arriver, 72 heures plus tard, au bord du canal de Suez.
Le nom du général borgne est sur toutes les lèvres des généraux des états-majors du monde entier. On enseigne ses opérations dans les écoles militaires. Il est reçu à Paris en grande pompe. En uniforme de Tsahal, il dépose une gerbe sous l’Arc de triomphe.
En janvier 1958, Dayan quitte l’armée. Après une année à l’université, il sera élu député du Mapai à la Knesset et il siège au parlement israélien jusqu’à la fin de ses jours.
Au sein du gouvernement, il exerce les fonctions de ministre de l’Agriculture durant plus de 5 ans, jusqu’au jour où il décide de former avec Ben Gourion un nouveau parti, le Rafi.
Après l’échec du Vieux lion, Dayan part pour le Vietnam comme correspondant de guerre du journal Maariv. Ses reportages sont passionnants et émouvants.
En mai 1967, suite aux événements du Proche-Orient et sous la pression de l’opinion publique israélienne, Moshé Dayan est nommé ministre de la Défense au sein d’un gouvernement d’union nationale. Il réussit, avec son chef d’état major Itzhak Rabin, à vaincre en six jours et sur trois fronts différents les armées arabes réunies. C’est une guerre éclair sans précédent dans l’histoire contemporaine.
Moshé Dayan devient l’homme politique le plus populaire d’Israël et le symbole de l’Etat juif. A chaque déplacement, que ce soit en Israël, dans les territoires occupés ou à l’étranger, il est accueilli comme une vedette de cinéma. On l’admire passionnément. Depuis qu’il porte l’uniforme, les femmes l’adorent et recherchent sa compagnie. Dayan a plusieurs aventures galantes…
Dayan adore les bains de foule et on se bouscule pour obtenir un autographe. Il aime à flâner dans les souks à s’asseoir à la terrasse d’un café et à discuter avec les passants en arabe. Il sonde à sa manière l’opinion publique et il est convaincu que seul le dialogue ouvert peut aboutir à une meilleure compréhension entre les peuples. Sa position en Cisjordanie et à Gaza est très libérale et souvent contraire à l’avis des militaires et à celui du Shin Beit. Il proclame sans attendre la politique « des ponts ouverts » en permettant, sous un contrôle minutieux, le passage des familles et des marchandises vers la Jordanie et de là, vers les autres pays arabes. Cela dure plusieurs années et donne un second souffle à l’économie. Dayan, encouragé par sa politique et son optimisme inébranlable, déclare avec une forte prétention : « Nos frontières sont fortes et solides et le rêve des Palestiniens d’un Etat indépendant est brisé à jamais. La grande majorité des Palestiniens préfère vivre dans ces conditions avec nous». Dayan, qui est agnostique, parle pour la première fois en termes religieux : « Ceux qui croient que l’occupation par Israël de la Judée et de la Samarie est un phénomène temporaire ne devraient pas prêcher la Bible.» Puis, il ajoute avec force : « Je ne crois pas que dans les dix prochaines années, une nouvelle guerre éclatera avec les Arabes.» Des paroles prononcées en avril 1973… Hélas, il se trompe fortement.
En octobre 1973, la victoire éclatante de 67 s’efface par un « tremblement de terre » lors du Yom Kippour. Dayan, toujours ministre de la Défense, évoque dans une allusion biblique la fin du troisième Temple. Sa popularité tombe au plus bas. Des événements pénibles se succèdent. Des foules déchaînées lui crachent au visage. Le peuple israélien se montre sans doute impitoyable dans son verdict. On oublie trop rapidement ce grand homme. Dayan est contraint de démissionner. Il écrit ses mémoires et fonde un journal : Hayom Hazé (Ce jour).
J’ai eu le privilège de retrouver Moshé Dayan en tant que rédacteur en chef d’un journal du soir. Ses éditoriaux quotidiens et ses analyses étaient clairs et lucides. Je fus son correspondant à Paris, ce qui ne durera que 6 mois. Ce journal de qualité ne peut résister à la concurrence des autres quotidiens du soir, Yediot Aharonot et Maariv. Hayom Azé boucla sa dernière édition. Toutes les tentatives de créer un nouveau « troisième journal », seront vouées à l’échec face aux deux géants de la presse.
En novembre 1976, je retrouve Dayan à Paris pour la promotion de son livre paru chez Fayard « Histoire de ma vie». Une bonne occasion pour lui de se montrer sans complaisance et de dire avec ses propres mots, ce qu’a été sa vie familiale, celle de pionnier à Nahalal, celle de soldat dans les rangs de Tsahal et celle d’homme politique. Je l’ai accompagné lors d’un débat télévisé animé par Jean-Marie Cavada. Ses opinions sont franches et claires. Il a des expressions frappantes pour décrire n’importe quelle situation : « Les Français, dit-il, sont des gens pratiques. Je ne suis pas sûr que l’amitié qu’ils témoignent aux Arabes vienne du fond de leur cœur, mais plutôt de leur besoin en pétrole. Israël bénéficie en France d’un grand capital de sympathie dont je suis conscient. »
Au centre communautaire du boulevard Poissonnière, Dayan participe à un dîner-débat où il répond à de nombreuses questions. Je suis l’interprète et ma tâche est facile, ses propos sont concis et clairs. Tard dans la nuit, il continue à dédicacer son livre. Son épouse Rachel, impatiente, me demande d’intervenir pour arrêter la signature et pour qu’il puissent rentrer au Georges V. Je lui fais part discrètement de la requête mais il fait la sourde oreille. Suite à l’insistance de son épouse, il me répond sèchement : « Elle n’a qu’à attendre ! Elle ne voit pas que je suis occupé ?! » Il est toujours très sec et parfois désagréable à chaque fois qu’on l’interrompe dans ses occupations ou dans son travail. Lors qu’il était chef d’état-major, il manquait souvent de tact et ses méthodes étaient souvent brutales. Aucun sentiment ! Il déteste les grognons et les pleurnicheurs.
Le légendaire Dayan est également un matérialiste. Il est conscient que son nom se vend bien, et il exige d’être payé pour donner des interviews à la presse étrangère. Je lui ai posé une fois la question et il me répondit avec superbe :
« Un journal étranger vendra plus d’exemplaires grâce à mon interview. Pourquoi je ne gagnerai pas moi aussi quelque chose »?…Mais par contre, si tu me demande de m’interviewer pour la radio ou pour la télévision israélienne, c’est gratuit… »
Les prix de Dayan sont parfois extravagants pour l’époque. Plusieurs milliers de dollars, dont la moitié sont d’ailleurs versée au fisc. Pour une brève interview à TF1, il exige un jour 15,000 dollars. La régie ne pouvait pas les débourser mais les paroles de Dayan étaient indispensables.
TF1 demande discrètement l’intervention du baron Edmond de Rothschild qui tient le général en grande estime. Lors des visites de Dayan à Paris, c’est lui qui le prend souvent en « charge».
Au mois de mai 1977, grand tournant dans la carrière politique de Moshé Dayan. Menahem Begin est Premier ministre. L’homme dont Itzhak Rabin avait dit : « C’est un objet archéologique, il ne sera jamais au pouvoir » va diriger le peuple d’Israël. Première décision, il demande au travailliste Moshé Dayan de devenir le chef de la diplomatie : « The right man in the right place », dit Begin enchanté de voir Dayan quitter le parti travailliste pour le rejoindre. En effet, Begin a raison. Dans le cadre de ce poste-clé, Dayan influe la marche de la diplomatie israélienne dans les pourparlers de paix avec l’Egypte. Ses négociations et ses contacts confidentiels au Maroc aboutissent à la visite historique de Sadate à Jérusalem et à la signature des Accords de Camp David. Depuis sa jeunesse, Dayan connaît la mentalité des arabes, il côtoie des bédouins et des notables et aime discuter avec eux autour d’une tasse de café…
Dayan est un habile stratège militaire mais aussi un brillant diplomate.
Toutefois, dans sa lancée diplomatique, Dayan fonce dans le brouillard et souhaite trop hâtivement conclure un arrangement pacifique avec l’ensemble des pays arabes et des palestiniens. C’est alors que des divergences profondes émergent. Il juge Begin intransigeant et fanatique, et sa politique dans les territoires occupés « dangereuse pour la paix ». De caractère impulsif, il claque la porte et démissionne du gouvernement. Il forme un nouveau parti mais il est profondément ulcéré de n’obtenir que 2 sièges sur 120 aux élections de 1981. Il est beaucoup plus populaire à l’étranger que dans son propre pays. Pour lui, c’est le début de la fin. Il est atteint d’un cancer qu’il endurera en silence pendant plusieurs années. Toujours à ses côtés, Yael, sa fille aînée, et sa deuxième épouse Ruth l’entourent de soins. Son fils, Assy, a quitté le cocon familial et l’école à l’âge de 14 ans. Il en veut amèrement à son père pour l’avoir « lâché » et pour avoir préféré la carrière militaire et politique à une présence quotidienne au foyer et à l’éducation des enfants.
Assy, devenu cinéaste et acteur, plongea dans la drogue et la mélancolie et vit en solitaire, déchu et complexé. Il essaie par tous les moyens de se détacher de l’image de son père et de cesser enfin, d’être « le fils du général borgne »… Il ne réussira pas. Il reste baigner de l’aura du général légendaire.
Le 8 octobre 1981, je vais rendre visite à Moshé Dayan chez lui, dans sa maison de Tsahala, dans la banlieue de Tel-Aviv. C’est shabbat et rien ne presse. Dans son jardin, le soleil brille et des oiseaux survolent les arbres en gazouillant. Dayan m’accueille avec un sourire crispé. Il est vêtu d’une chemise et d’un pantalon kaki. Cet uniforme souillé de boue me parait beaucoup trop grand pour lui. Il a terriblement maigri et son corps devient minuscule. La maladie le ronge et il souffre. Une pioche à la main, seul dans son jardin, il fixe son regard sur ses merveilleux objets archéologiques, parait rêver. L’une de ses fouilles a failli d’ailleurs lui coûter la vie. Il me sert un jus d’oranges pressées et s’affaisse sur un fauteuil en osier.
Nous discutons à bâtons rompus sur les questions d’actualité. Le président Sadate vient d’être assassiné et Dayan avait pour lui une grande estime. C’était un homme loyal. Mais ce n’est pas l’individu qui importe. L’homme disparaît ; sa politique continue. Son héritage est présent. Nous parlons des problèmes de l’existence. Il est spontané, sincère, parfois cruel dans ses propos, mais il garde toujours le sourire. Il évoque ses années de jeunesse, ses luttes, ses joies et ses peines, ses grands desseins et ses réalisations, ses succès et aussi ses échecs. Nous parlons archéologie, il est orfèvre en la matière et un grand passionné : « Quand je commence à fouiller, je me trouve en transe, je découvre des objets qui ont été utilisés par nos ancêtres et cela m’émeut profondément », me dit-il avec l’œil qui brille. Nous évoquons les chefs-d’œuvre et les vestiges des civilisations disparues que nous aimons contempler ensemble au Louvre et dans son propre jardin. Nous parlons journalisme, du quotidien que nous avions fondé. Visionnaire, Dayan parle de l’an 2000. Il pense que les monarques arabes disparaîtront tôt ou tard. Tous les Etats arabes suivront la voie de l’Egypte et signeront la paix avec Israël, car ils ne pourront jamais vaincre l’Etat Juif sur le champ de bataille. Quand je mentionne son attitude défaitiste lors de la guerre de Kippour, il essaie de se justifier et de dire que la commission Agranat n’a pas trouvé nécessaire de le juger. C’est un grand tort car les hommes politiques comme Dayan furent épargnés et les militaires en exercice sont devenus des boucs émissaires, en particulier le général David Elazar, chef de l’état- major. Dayan, en colère, me demande de ne plus évoquer cette guerre et change de sujet en dépit de mon insistance. On évoque le rôle de Golda et sa forte personnalité. Il la critique pour avoir donné raison au général Elazar en prenant parti pour lui.
Dayan sait qu’il ne lui reste que quelques jours à vivre et il nous le dit cruellement, toujours avec le sourire : « la mort ne m’effraye pas ; je la ressens et je la vois venir. Je ne suis pas du tout un fataliste. » En parlant de mort avec un sourire macabre, j’aperçois sa belle fossette accentuer le creux de la joue gauche. Son visage paraît soudain triste et mélancolique. Une heure après notre entretien, Dayan m’appelle à mon domicile et me dit au téléphone : « Je voulais te dire que je n’ai aucune rancune vis-à-vis de Golda. »
Avant de nous quitter, il me demande de ne pas oublier de « régler » ses honoraires pour cette interview. Triste de constater que le général légendaire demeure toujours lucide sur les questions d’argent même au plus fort de sa maladie. D’ailleurs, dans la même semaine, il avait vendu au musée d’Israël ses objets archéologiques pour la somme d’un million de dollars. Sa collection est unique au monde pour ses objets de la période néolithique.
Cinq jours après notre entretien, il s’éteint. Il sera inhumé comme un simple citoyen sur la colline qui surplombe le village de Nahalal.
Dayan a conservé toute sa vie un optimisme inébranlable, une philosophie souriante et un charme juvénile qui lui a valu la sympathie et l’admiration de toute une génération d’Israéliens et des Juifs du monde entier et même le respect de ses adversaires politiques ainsi que des dirigeants arabes.
Résolu dans la guerre, il a aussi été courageux et clairvoyant dans la recherche de la paix.

Extraits du livre de Freddy Eytan “les 18 qui ont fait Israel” paru en novembre 2007 aux éditions Alphée- Jean-Paul Bertrand.