L’intervention française en Libye

La France est impliquée dans le conflit libyen depuis le début de la guerre civile en 2011. Cette intervention a conduit au départ définitif du colonel Mouammar Kadhafi, celui qui dirigea d’une main de fer la Libye depuis son coup d’Etat en 1969. 

La France avait été la première à identifier et cibler le convoi de fuite de Kadhafi. Cela a conduit à sa capture et à son exécution sommaire par les forces rebelles. 

Opération Harmattan ” (le nom des vents chauds et secs qui soufflent sur le Sahara) était le nom de code de la participation française dans le conflit militaire libyen en 2011.

Cependant, depuis la chute du dictateur libyen et la prise en charge des opérations par l’OTAN, on en savait peu sur le maintien de la présence militaire française en Libye, qui semblait être achevée avec la mort de Kadhafi.

Une enquête menée par le journal Le Monde en février 2016 a révélé que la France avait secrètement déployé ses forces spéciales et son « service action » de la Direction générale de la sécurité extérieure ( DGSE ) pour lancer des frappes très précises contre des cibles désignées comme membres de l’État islamique en Libye. Son objectif : endiguer le développement éventuel de la menace que représente l’Etat islamique en Libye ; une politique coordonnée avec Washington et Londres (1). Les révélations du Monde avaient incité le ministre de la Défense d’alors, Jean-Yves Le Drian, à ordonner une enquête immédiate, « parce qu’il exposait les troupes françaises au danger et qu’il divulguait des informations classées comme “secret défense” ».

L’enquête avait été menée par la Direction de la protection et de la sécurité de la Défense ( PSD ), une branche du ministère français de la Défense (2).

L’enquête n’a abouti à aucune conclusion. Le Monde non plus ne fait pas état des mesures prises par les autorités françaises qui ont préféré renoncer à toute présence militaire en Libye. Pour les autorités françaises, il est probable que cette divulgation compromettrait la France à l’égard du gouvernement légal dirigé par le parti de l’Unité à Tripoli, reconnu par les Nations Unies, face au gouvernement « national » de Benghazi dirigé par le maréchal autoproclamé, Khalifa Haftar.

Bien que Paris n’ait jamais officiellement reconnu la fourniture d’armes, d’entraînement, de renseignements et d’assistance aux forces spéciales à Khalifa Haftar, il semble que Paris participe probablement depuis 2015 à la formation et à la mise en place des forces militaires d’Haftar.

Paris, sous les directives de son ministre de la Défense de l’époque, Le Drian, avait décidé qu’Haftar serait le plus apte à diriger le pays et devenir le prochain homme fort de la Libye. Le Drian a estimé qu’Haftar était capable de réprimer les islamistes après la désintégration du pays suite à la mort de Khadhafi. Leur but était de menacer l’Europe en s’emparant des richesses pétrolières et gazières de la Libye (3).

Emmanuel Macron et le général Haftar en 2017 (photo Jacques Demarthon/AFP/Getty Images)

La mort de trois soldats français lors d’un accident d’hélicoptère en Libye en 2016, alors qu’ils menaient une opération contre un groupe islamiste, a soudainement révélé la présence secrète de la France dans ce pays. (5)

Cependant, Haftar n’a pas caché ses liens avec la France, ni les armes modernes qu’il avait reçues de Paris, et ce, malgré l’embargo des Nations Unies imposé à la Libye.

C’est avec une certaine hypocrisie que l’Ambassadeur de France en Libye a déclaré « être profondément choqué » de découvrir que les corps d’infanterie d’Haftar défilaient à Tripoli en mars 2019.

En effet, l’ironie du sort réside dans le fait que le porte-parole d’Haftar a révélé – lors d’une conférence de presse – (5) qu’une force navale française s’était amarrée au terminal pétrolier de Sidra avec pour mission spécifique de protéger les champs pétrolifères contre des attaques d’islamistes ou de forces fidèles au gouvernement de Tripoli.

Le porte-parole a déclaré que le groupe de travail français était composé d’officiers français spécialisés dans l’aviation et que leur nombre se chiffrait par dizaines. Il a noté que le contingent français avait vidé les conteneurs de stockage d’eau du port pour les remplir de carburant. Il a ensuite précisé que les forces d’Haftar bénéficiaient d’un soutien des Émirats arabes unis, des Egyptiens et Français, principalement sous forme d’assistance au renseignement, ainsi que des forces spéciales stationnées dans la base Al-Kharruba (à l’Est de Benghazi).

Carte de la Libye (Central Intelligence Agency)

Le rôle des Français serait, selon l’officier libyen, double:

  1. Fournir des renseignements et des images-photos très précises permettant la surveillance des forces ennemies dans la région ;
  2. Etablir un quartier général d’opérations sur le terrain, participer à la bataille avec des tireurs d’élite, préparer et former du personnel militaire pour les drones (fournis par les Émirats après avoir reçu une autorisation appropriée des États-Unis).

Les Emirats étaient chargés du renseignement sur le terrain, de la formation des officiers sur les nouvelles armes, et de la protection de Khalifa Haftar avec un contingent de forces spéciales. L’Égypte était chargée de la logistique et de la fourniture de munitions aux forces d’Haftar.

Selon des sources proches d’Haftar, un navire militaire français avait participé activement aux opérations. Il avait débarqué des vedettes rapides et un équipement militaire dans le port de Ras-Lanouf (un terminal pétrolier situé sur la côte centrale de la Libye). Ce même navire avait été approvisionné en eau et en carburant avant de partir pour une destination inconnue. (6)

La profonde implication de la France dans le conflit libyen a été encore révélée lorsque treize officiers français ont fui leur avant-poste qu’ils avaient tenu dans la région de Gharyan, au sud de Tripoli, et ont emprunté la route côtière pour se rendre au poste frontière Ras Jedir jouxtant la Tunisie. Ils y sont entrés avec des passeports diplomatiques français et ont été arrêtés après avoir été désarmés par les autorités locales avant d’être emmenés par avion depuis l’île voisine de Djerba à destination de  Paris. Des sources officielles françaises ont affirmé que les treize hommes étaient en fait des membres du personnel de la sécurité de l’ambassade, alors que, selon des sources libyennes, des militaires français seraient déployés dans la base aérienne d’Al-Watiyya, au sud-ouest de Tripoli, dont la mission principale serait de surveiller l’ouest de la Libye jusqu’à la frontière tunisienne. (7)

Alors que la presse arabe est claire sur le sujet, la position de la France sur le conflit libyen demeure perplexe et trouble. L’une des premières initiatives diplomatiques du président Macron était d’inviter en 2017 les deux chefs de gouvernement libyens : Fayez Sarraj (gouvernement d’accord national) et Haftar (Armée nationale libyenne), à tenter de négocier un accord de partage du pouvoir.

Aujourd’hui, l’actuel ministre des Affaires étrangères, le même Jean-Yves Le Drian, qui était auparavant ministre de la Défense et l’architecte de la stratégie française en Libye, a convaincu le président Macron qu’il devrait parier sur Haftar plutôt que sur Sarraj.

Le général Khalifa Haftar (photo Wikipedia)

Pourquoi la France jouerait-elle un double jeu dans le conflit libyen et se présenterait-elle comme un allié peu fidèle à la coalition ONU/OTAN qui soutient Sarraj ?

La France est peut-être motivée par la nécessité de mettre un terme à la fourniture d’armes et de fonds aux groupes djihadistes qui menacent les gouvernements fragiles du Niger, du Tchad et du Mali empruntant des routes d’approvisionnement traversant la Libye.

Cela pourrait aussi être la perspective d’importants contrats de reconstruction et commerciaux avec le futur vainqueur en Libye (La France est le deuxième importateur de pétrole libyen). Et cela pourrait sans doute lié à l’alignement de Paris sur les régimes émirati, saoudien et égyptien. Elle avait signé avec de fabuleux contrats d’armes estimés à plusieurs milliards de dollars. (8) Les trois pays arabes se méfient du gouvernement de Sarraj basé à Tripoli en raison du soutien qu’il reçoit de la Turquie, du Qatar et, semble-t-il, de l’Iran.

En outre, selon cette logique française, le conflit en Libye est lié à la lutte contre le terrorisme islamique dans la ceinture du Sahara-Sahel. La Libye sous Sarraj ne s’est pas montrée capable de lutter contre la vague djihadiste en Libye, alors que Haftar a remporté de nombreuses victoires contre ces factions islamistes.

Suite à la politique du chef de la diplomatie française, Jean-Yves Le Drian, Paris semble adopter l’idée qu’il serait préférable de soutenir des hommes forts qui pourraient constituer le moyen le plus efficace de lutter contre le terrorisme islamique et de contenir les migrations massives venues d’Afrique vers l’Europe et en particulier vers la France.

Jacques Neriah

 


Annexe : Interview de Jean-Yves Le Drian parue dans Le Figaro, 2 mai 2019

 

Isabelle Lasserre : Pourquoi la France est-elle si concernée par la Libye?

Jean-Yves LE DRIAN : D’abord pour combattre le terrorisme. C’est notre objectif prioritaire dans la région, et depuis longtemps, car, dès l’opération française au Mali – Serval 2013 -, nous nous sommes aperçus que la plupart des armes venaient de Libye et que beaucoup de groupes y avaient des bases arrière, à commencer par Aqmi. Souvenez-vous : al-Qaida est devenu dominant à Benghazi, l’ambassadeur américain Chris Stevens a été tué dans cette même ville en 2012 et Daech a ensuite infiltré des territoires libyens. J’avais alerté dès septembre 2014, dans une interview au Figaro, sur les risques terroristes et sur la possibilité d’une implantation locale de Daech. C’est exactement ce qui s’est passé : Daech a occupé plusieurs villes libyennes et menaçait même, à une époque, de mettre la main sur les ressources pétrolières. Plusieurs attentats commis par des djihadistes ces dernières années – celui du Bardo à Tunis en 2015, l’exécution de 21 chrétiens coptes cette même année à Syrte, l’attentat de Manchesterdans une salle de concert en 2017 – ont des ramifications en Libye.

Y a-t-il eu des transferts de djihadistes vers la Libye depuis la chute du califat de l’État islamique au Levant?

Bien sûr. Des djihadistes venus de Syrie ont gagné des villes libyennes, notamment Syrte et Sabratha. D’autres se sont disséminés dans le pays. Malgré sa défaite en Syrie, Daech continue à revendiquer des attentats. Il ne faut pas sous-estimer cette menace.

Quelles sont les autres raisons de l’engagement français?

Il s’agit d’assurer la sécurité des pays voisins, qui sont, comme l’Égypte et la Tunisie, des pays essentiels pour notre propre stabilité et sur lesquels le chaos libyen a fait peser un gros risque. Il faut éviter la contagion. Mais si la France est aussi active en Libye, c’est également pour lutter contre les trafics, y compris le pire, celui des êtres humains. La Libye est devenue le carrefour des risques et des menaces. Enfin, en tant qu’acteurs de l’intervention militaire de 2011, et parce que le suivi politique n’a pas été effectué après la chute de Kadhafi, nous avons aussi une forme de responsabilité dans cette crise. Sans compter que son siège de membre permanent au conseil de sécurité de l’ONU donne à la France une responsabilité particulière dans les grandes crises internationales.

 


 

Notes

https://www.lemonde.fr/international/article/2016/02/24/la-france-mene-des-operations-secretes-en-libye_4870605_3210.html

https://www.bfmtv.com/international/le-drian-lance-une-enquete-suite-a-un-article-faisant-etat-de-forces-speciales-en-libye-954148.html

https://www.google.com/search?q=france%27s+double+g++Libya&rlz=1C1JPGB_enIL615IL615&lang=fr

https://www.ft.com/content/eb86e8d8-4e6d-11e6-88c5-db83e98a590a

 https://www.aljazeera.net/news/politics/2019/4/22/%D9%82%D9%88%D8%A7%D8%AA-%D9%81%D8%B1%D9%86 % D8% B3% D9% 8A% D8% A9- D9% 85% D9% 8A% D9% 86% D8% A7% D8% A1-% D8% A7% D9% 84% D8% B3% D8% AF % D8% B1% D8% A9-% D9% 84% D9% 8A% D8% A8% D9% 8A% D8% A7

https://www.aljazeera.net/news/politics/2019/4/26/%D8%A8%D8%A7%D8%B1%D8%AC%D8%A9-%D9%81%D8%B1 % D9% 86% D8% B3% D9% 8A% D8% A9-% D9% 85% D9% 8A% D9% 86% D8% A8% D8% A8% D9% 84% D9% 8A% D8% A8 % D9% 8A-% D8% AD% D9% 81% D8% AA% D8% B1

https://www.aljazeera.net/news/politics/2019/4/24/%D9%81%D8%B1%D9%86%D8%B3%D8%A7-%D8%A7%D9%84 % D9% 81% D8% B1% D9% 8A% D9% 82-% D8% A7% D9% 84% D9% 81% D8% B1% D9% 86% D8% B3% D9% 8A-% D8% AA % D9% 88% D9% 86% D8% B3-% D9% 85% D8% AE% D8% A7% D8% A8% D8% B1% D8% A7% D8% AA-% D8% A7% D9% 84% % D8% AC% D9% 8A% D8% B4

 https://www.sipri.org/sites/default/files/2019-03/fs_1903_at_2018.pdf

 


Pour citer cet article

Jacques Neriah, « L’intervention française en Libye », Le CAPE de Jérusalem, publié le 12 mai 2019: https://jcpa-lecape.org/lintervention-francaise-en-libye/

Photo de couverture : Soldats français de l’opération Barkhane (Wikipedia).

NB : Sauf mention, toutes nos illustrations sont libres de droit.

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