Les Arabes d’Israël. Entre intégration et rupture

Les ouvrages de Jacques Bendelac se suivent et se ressemblent : des chiffres, encore des chiffres, toujours des chiffres. Des tableaux et des statistiques, des pourcentages et des comparaisons. C’est ce qui fait d’ailleurs leur grand intérêt. Car les chiffres, plus que tout autre argument parlent. Ce qui n’empêche pas l’analyse et le commentaire. Docteur en économie, chercheur en sciences sociales à Jérusalem, l’auteur, avec sa nouvelle enquête, nous donne l’occasion d’approfondir un sujet délicat et difficile, celui des Arabes d’Israël. On l’a vu encore récemment avec les prises de position franchement anti-israéliennes d’Azmi Bishara, d’Abdulwahab Darawshé, du cheikh Raed Salah ou d’Ahmad Tibi. C’est que « soixante ans après la création de l’Etat d’Israël, les Arabes d’Israël forment une société à part. Les populations arabes sont diverses, et leur identité confuse ». Le grand paradoxe vient du fait que malgré son développement rapide et sa situation bien plus confortable que celle des habitants des pays arabes voisins, la communauté des Arabes israéliens vit en porte-à-faux, partagée, comme le dit si bien Jacques Bendelac dans le titre de son étude magistrale, entre la tentation de se fondre dans la société à majorité juive et celle de couper tous les ponts avec la « mère patrie ».

C’est un fait, « La société israélienne est multiethnique. Sa population se compose de citoyens israéliens et de ressortissants étrangers, de Juifs et d’Arabes, de Musulmans, de Chrétiens et de Druzes ». Et si la rubrique « ethnie » ne figure plus sur les cartes d’identité depuis 2002, elle existe toujours dans le registre de l’état civil. Et, d’ailleurs, contrairement à d’autres pays, comme la France, où son utilisation fait débat, la statistique ethnique a cours en Israël. L’approche chiffrée est donc plus aisée et plus fiable. En 2007, Israël comptait 7,1 millions d’habitants dont 5,4 millions de Juifs et 1,4 million d’Arabes dont 1,2 millions de Musulmans soit 84%, 120 000 Chrétiens et 120 000 Druzes. La part des Musulmans parmi les Arabes est passée de 70% en 1961 à 80% en 2000 tandis que celle des Chrétiens a diminué de 20% à 12%. Les Druzes sont stables, à 10%.
Pour ce qui est de la natalité, thème récurrent des angoisses des démographes et des politiciens israéliens car « la démographie arabe représente un enjeu politique crucial pour la pérennité de l’Etat juif », nous apprenons qu’en 1960, le taux de natalité des musulmans d’Israël était de 51,7 naissances pour 1000 habitants, l’un des plus élevés du monde. Les Juifs, eux, n’en étaient qu’à 22,5.
Quarante ans plus tard, si les Juifs passent à 19, les Musulmans, eux, chutent à 31, les Druzes étant à 22 et les Chrétiens arabes à 17. On assiste à une sorte de tassement de la fécondité dont le taux, en 1990, est de 4,2 enfant par femme arabe (il était de plus de 9 en 1960) et de 2,7 pour les femmes juives. Le Néguev, où un Bédouin sur cinq serait marié à plus d’une femme, le chiffre record de 9,1 enfant en moyenne par femme est atteint. Il faut ajouter à cela que le nombre de naissances illégitimes est très élevé chez les Arabes tandis que celui des avortements légaux est particulièrement bas.
Enfin, la population arabe d’Israël, concentrée pour l’essentiel en Galilée, dans la région dite du Triangle et dans le Néguev, est particulièrement jeune : 19 ans en moyenne pour les Musulmans, 28, pour les Chrétiens et 23 pour les Druzes. A comparer avec les 30 ans de moyenne pour les Juifs !

Le Bureau Central Israélien des Statistiques considère qu’en 2025 les Arabes constitueront 25% de la population totale du pays.

Longtemps, les Arabes d’Israël ont espéré, à l’instar des Arabes en général, une disparition d’Israël à l’issue des guerres que l’Etat juif a dû affronter. Ils en sont revenus et sont désormais partagés entre les options qui s’offrent à eux, préférant néanmoins « une « israélisation » négociée à une « palestinisation » aléatoire ». D’autant plus que la récente nomination d’un ministre musulman est de nature à faciliter l’identification des Arabes d’Israël aux institutions du pays. Il n’en demeure pas moins qu’Israël , reconnu par la plupart des observateurs comme une démocratie libérale de type occidental, se définit comme l’Etat du peuple juif et non comme celui de ses citoyens, affirme Bendelac qui, citant le sociologue Sammy Smooha parle de « démocratie ethnique ». Tous les citoyens y sont égaux aux yeux de la loi, mais avec un statut préférentiel pour le groupe majoritaire. De fait, les Arabes bénéficient de tous les droits sociaux, de tous les droits politiques, d’un système éducatif en langue arabe, de tribunaux islamiques. Mais, bien entendu, ils ne bénéficient pas de la Loi du Retour et des avantages liés au fait d’avoir effectué son service militaire. Tout comme ils ne se sentent pas particulièrement concernés par la Shoah.
Malgré ces aspects positifs, la suspicion réciproque est flagrante. « Autrement dit, les deux communautés se trouvent dans un processus historique de séparation, d’éloignement l’une de l’autre et de conflit permanent ». Les guerres et le terrorisme ont un impact évident et « les Arabes israéliens sont encore perçus par la population juive comme une menace pour la sécurité de l’Etat, voire comme des ennemis ». Bref, 62% des Israéliens estiment que l’Etat devait encourager les citoyens arabes à émigrer. Cela dit, si les Arabes remettent en cause le principe de l’Etat juif, jamais, au grand jamais, ils ne renonceraient à aucun prix au passeport que cet Etat leur procure ».
Par delà ces chiffres, spécialité, on l’a dit, de cet auteur, Jacques Bendelac se livre à une analyse fine de la communauté arabe d’Israël. D’un point de vue politique, social et culturel. Et là encore, l’hésitation entre l’appartenance à deux mondes totalement disjoints est flagrante. Tandis que d’un côté, les crimes d’honneur sont encore monnaie courante dans la société arabe d’Israël où une quarantaine de femmes ayant porté atteinte à l’honneur familial sont assassinées chaque année, des réussites individuelles dans différents domaines contrebalancent le poids de la tradition. En 1999, c’est une Arabe de Haïfa, Rena Raslane qui a été élue Miss Israël et, en sport, ce sont deux sœurs musulmanes qui ont remporté le championnat d’Israël de boxe en 2006. 2 équipes de football sur 12 en première division sont arabes et des joueurs comme Rifat Turk, Zahi Armali, Valid Badir ou Abbas Souan sont des vedettes nationales. Niral Krantangi, une autre Arabe musulmane, a gagné en 2006 le prestigieux concours télévisé de la « future  mannequin d’Israël ». La poésie et la littérature arabe se développent harmonieusement. Un Arabe, Emile Habibi, a reçu le prix Israël de littérature en 1992. Parmi les acteurs de cinéma et de théâtre, Mohammed Bakri et Salim Daw n’ont rien à envier à leurs collègues juifs. La Arabes sont aussi très présents dans les domaines de la sculpture, de la peinture, des médias et de l’internet. En médecine, les Arabes sont proportionnellement plus représentés que les Juifs. Signe des temps, en 2002, un groupe de femmes arabes israéliennes a créé une ONG pour la défense des femmes lesbiennes et organisé, en 2007, le premier rassemblement de femmes arabes lesbiennes. Dans un tout autre domaine, un village arabe, Drijat est devenu, en 2005, le premier village du monde à recevoir toute son énergie du soleil.
Bref, résume Jacques Bendelac, « Les Arabes d’Israël ont connu un développement humain sans précédent depuis la création de l’Etat juif ». C’est en Israël que l’espérance de vie des Arabes est la plus élevée au monde : 76,5 ans ! « Tous les indicateurs humains, économiques, sociaux et culturels, indiquent que les Arabes d’Israël ont une confortable longueur d’avance sur les Arabes des pays voisins ». Alors, que demander de plus ? Pourquoi véhiculer dans le monde entier l’idée d’une discrimination effroyable ? Certes, des différences subsistent, pour des raisons bien mises en évidence par l’auteur. Mais le sentiment qui prévaut est que les Arabes d’Israël, in fine, ont bien de la chance de vivre libres dans un pays démocratique. Très intéressant.

Editions Autrement. Janvier 2008. 200 pages. 19 euros